ANB-BIA SUPPLEMENT

ISSUE/EDITION Nr 326 - 15/06/1997

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Afrique

Drogue en expansion

by Sylphes Mangaya, Congo, avril 1997

THEME = DROGUE

INTRODUCTION

L'expansion de la drogue en Afrique a fait l'objet d'un colloque à l'Unesco. Un cri d'alarme à la face des bailleurs de fonds.
La nature actuelle des rapports Nord-Sud y est pour quelque chose.

"Les effets de la drogue, à un certain moment, deviennent irréversibles", a souligné le directeur adjoint de l'Unesco, Henri Lopes, pour ouvrir le colloque qui a eu lieu au siège de cette institution à Paris, du 1er au 3 avril, à l'initiative de l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD ). Thème: La situation des drogues en Afrique sub- saharienne. Ce colloque a eu le soutien de l'Union européenne (DG8 , Direction générale de la Commission européenn pour le développement et la coopération), de l'Unesco (programme most) et du ministère français de la Coopération. Objectif: lancer un cri d'alarme devant l'augmentation des productions et des consommations de drogues en Afrique sub- saharienne.

Pour la première fois, experts, magistrats, journalistes et chercheurs (africains, mais aussi européens, asiatiques et américains) ont réussi à faire entendre un message qui jusque-là était difficile à faire passer devant les bailleurs de fonds comme la Banque mondiale, pour qui "le problème de la drogue en Afrique n'est pas fondamental". Même des organismes comme l'Orstom (Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération), le Centre national de recherches scientifiques (CNS ), ou même l'Union européenne, se montraient réticents sur les recherches en matière des drogues en Afrique, estimant que c'était risqué et "susceptible de provoquer des problèmes diplomatiques".

Contexte économique

En parlant de la production illicite dans le contexte économique au sud du Sahara, Pascale Perez, géographe, coordinatrice des projets OGD, a démontré combien la situation s'aggrave dans plusieurs pays: Zaïre, Cameroun, Congo, Mozambique... Une conséquence de la démocratisation et surtout de la pratique des programmes d'ajustement structurel imposés par les bailleurs de fonds.

Elle situe le début de la grande production de cannabis au moment de la crise des agricultures paysannes africaines, dans les années 80. Leur dégradation avait déjà commencé à la fin des années 70, avec la chute des cours mondiaux des matières premières tels que le cacao, le café, le coton... Mais les plans d'ajustement structurel, au milieu des années 80, ont aggravé la crise et conduit les Etats vivant des rentes agricoles à la faillite.

On assiste aussi à la fin des organismes d'Etat appuyant la production et la commercialisation des produits agricoles. Les subventions aux paysans pour les fertilisants et les semences améliorées cessent, avec pour conséquence l'augmentation du prix des sols.

Face à cette situation nouvelle, les paysans vont chercher à compenser leur baisse de revenus. Ils trouvent alors des cultures économiquement plus performantes que les cultures vivrières: le cannabis, pour lequel l'Europe représente un grand marché, répond bien à la contrainte. En comparant cultures licites et illicites, en Côte d'Ivoire par exemple, on constate qu'un hectare planté en cannabis rapportait, en 1995, cent fois plus qu'un hectare de cacao; un hectare de marijuana rapporte cinquante-cinq fois plus qu'un hectare de riz-manioc, produits de base des Africains. Comme le marché est totalement illégal, le prix aux producteurs reste très élevé.

Drogue et conflits armés en Afrique

Alain Labrousse, directeur de l'OGD, souligne le rôle de la drogue dans les conflits armés locaux: "Les conflits en Afrique, à l'exemple du PKK et des Tamuls, sont stimulés par le cannabis". Exemple: la rébellion casamançaise impose un impôt sur les champs de cannabis. L'armée sénégalaise, en 1994, a détruit 300 pieds de cannabis, ce qui représentait 1/5 de la production de la région. Autre fait marquant: l'échange de marijuana contre des armes. Au Libéria, le chef de guerre Charles Taylor, pour écouler d'importantes cargaisons de cannabis, utilise les ports sous son contrôle. Ses complices sont des Italiens et des Grecs.

En Afrique, le cannabis est massivement consommé par des miliciens, militaires et policiers. Au Congo, la délinquance urbaine est souvent le fait de miliciens et des forces de l'ordre sous l'effet de la drogue. Ces derniers sont aussi des trafiquants, quand ils ne protègent pas les dealers. Longtemps le mandrax a financé certains mouvements sud- africains.

Sur ce registre, Jean-François Bayart, sociologue, directeur du Centre d'études et de relations internationales, est monté au créneau pour expliquer, d'après son expérience africaine, que des chefs d'Etats africains ne sont pas étrangers dans les faillites des économies assez troubles de leurs pays. Ils sont parfois à la tête de la contrebande, de la fraude. Leurs collaborateurs sont impliqués dans le trafic d'armes, de drogues et dans des activités criminelles. Des conseils d'administration se sont transformés en organisations mafieuses. Les économies africaines sont dominées par l'informel, l'illicite et la criminalité. Le cas de 20 diplomates de la Guinée équatoriale, arrêtés avec d'importants kilos de cocaïne, il y a quelque temps, est assez révélateur.

Trafics et réseaux

Pour Raymond Kendall, secrétaire général d'Interpol, les réseaux deviennent de plus en plus sophistiqués. Aujourd'hui, la situation de l'Afrique est indissociable de celle du monde. Plusieurs capitales africaines sont devenues des zones de transit depuis le début des années 90. Les trafiquants africains se tournent vers l'Asie du sud-est (Triangle d'or). Ces réseaux actifs sont entre les mains de Ghanéens et de Nigérians. Les informations d'Interpol confirment que certaines compagnies aériennes comme Air-Ethiopie et Air-India sont largement impliquées dans le trafic des drogues dures (héroïne, cocaïne). Celles-ci transitent par l'Afrique, pour s'en aller aux Etats-Unis par des vols directs. Là, les trafiquants s'établissent comme étudiants. Les récepteurs qui accueillent les passeurs sont des Africains résidant aux Etats-Unis.

A partir de 1989, constate Interpol, la cocaïne fait son apparition en Afrique. Le produit vient de Rio de Janeiro et atterrit à Lagos, Abidjan, Lomé et Cotonou, zones de transit. M. Kendall fait remarquer que le Brésil est le fief des dealers africains. Qu'il s'agisse de psychotropes, amphétamines ou barbituriques, qui inondent le marché africain, les trafiquants utilisent des faux documents des services de la Santé pour acheter des tonnes de médicaments en Europe et en Inde.

Des nouveaux réseaux plus complexes, tenus par des Nigérians, ont vu le jour en Europe de l'est. A Prague, Sofia ou Varsovie, par exemple, le trafic de stupéfiants est aux mains de groupes originaires de l'Europe de l'est et d'Africains, explique le prof. Miroslav Nozina, de l'Institut des relations internationales, université de Prague. La plupart des trafiquants sont détenteurs de passeports nigérians. En fait, on les appelle "Nigérians" par commodité, tous les Africains étant considérés comme Nigérians.

Selon ces renseignements, les trafiquants ont des liens familiaux. Et les groupes se distinguent. Les Ghanéens travaillent avec les Nigérians et les Sénégalais. Parfois ce sont des camarades d'université. A Prague, certains dealers sont des anciens étudiants en chimie. Ils ont des permis de résidant permanent, ce qui facilite leur circulation en Europe. Ils sont aussi actifs dans le monde du crime organisé: faux passeports, passeurs de voyageurs, trafiquants d'armes d'origine nigériane vendues au Tchad, etc. On signale aussi que la mafia russe a des liens actifs avec les réseaux africains.

Les décideurs face à la drogue

Le manque d'expérience a fait que, jusque-là, les institutions internationales n'avaient pas une idée exacte de la situation des drogues en Afrique.

Ce qui explique leur manque d'action efficace sur leur continent. "Nous sommes au début de notre action", a reconnu Michel Pipelier, sous-directeur du développement institutionnel au ministère français de la Coopération. Ce département a quand même mené des actions, contribuant au programme de prévention et de formation de policiers et de magistrats. Il aide les Etats à ratifier les conventions anti-drogue et à réviser les lois. La France, explique M. Pipelier, soutient la modernisation des réseaux de lutte par Interpol. Il déplore toutefois que les activités de lutte anti-drogue, mises en place dans plus de 20 pays africains, soient si peu efficaces.

Par exemple, les brigades anti-stupéfiants montées dans certains pays comme le Congo (Brazzaville), début des années 90, sont restées lettre morte. Dans ce cas, "il vaut mieux former toute la police que de former quelques éléments qui encourageraient la corruption". Dans des pays comme le Nigeria et l'Afrique du Sud, d'importantes sommes d'argent sont consacrées à la lutte contre la drogue, mais les résultats sont encore insignifiants, faute de stratégie fiable. Pour Patrice Dufour, représentant de la Banque mondiale, il faudrait réorganiser les structures régionales (responsabilités, décentralisation, cohérence des interventions).

Des voix se sont élevées pour dénoncer une lutte aveugle contre la drogue. "Pour supprimer le cannabis, il faut avoir une approche globale du développement rural", a souligné Abdul Latif, chef de la section régionale du PNUCID (Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues) pour l'Asie et le Pacifique. "Si vous venez dans un village, ne dites pas que vous venez pour combattre la drogue, mais pour développer les cultures, toutes les cultures. A ce moment-là, on peut supprimer le cannabis. Sinon, vous attirerez des troubles de la part des populations qui s'adonnent à cette culture".

La question est de savoir s'il faut légaliser le cannabis, afin que son cours sur le marché tombe de lui-même. Les avis sont partagés. Pour Alain Labrousse de l'OGD, bien que la criminalité repose sur la drogue, une légalisation de cette culture abaissant les prix risquerait d'être un coup dur pour les marchés du tiers-monde.

Situation de la toxicomanie

En dehors de la consommation longtemps traditionnelle du cannabis, dans presque tous les pays d'Afrique on constate aujourd'hui une explosion de la consommation de drogue: "On n'a pas tenu compte des avertissements prévoyant l'arrivée de l'héroïne en Afrique", déplore un intervenant. Etant donné que le cannabis est cultivé sur place dans les villages, les jeunes commencent à s'y adonner très tôt, dès 7 ans. Au Bénin, explique le prof. René Gualbert Ahyi, psychiatre, les paysans droguent aussi les boeufs, pour augmenter le volume des travaux champêtres. Dans les centres urbains, les prostituées utilisent la drogue pour surmonter leur complexe ou même pour droguer les clients qu'elles dépouillent. Au Ghana, 15% de la population consomment le cannabis. On a aussi condamné la publicité pour l'alcool et le tabac, faite dans les pays africains, qui encourage la jeunesse vers la consommation des stupéfiants.

Au cannabis s'ajoutent maintenant des substances psychotropes (mandrax, valium, rohypnol) et des drogues dures (cocaïne, héroïne), qui gagnent les milieux défavorisés. Celles-ci étaient l'apanage des milieux aisés et des expatriés en raison de leur coût prohibitif; mais dans certains pays on constate aujourd'hui une véritable explosion de la consommation de cocaïne et de crack. A Dakar, par exemple, les "crackhouses" gagnent du terrain au point que l'on peut dire qu'il y a dans cette ville plus de consommateurs de crack qu'à Paris.

Des spécialistes africains estiment que seules les ONG sont à même de lutter contre la toxicomanie. Une réplique au PNUCID qui ne soutient que les projets des gouvernements africains, même quand les résultats sont négatifs. Beaucoup d'intervenants ont manifesté leurs inquiétudes quant à l'effort que l'on fait pour lutter contre la drogue avec l'aide des institutions internationales. Celles-ci se concentrent trop sur l'Afrique du Sud et le Nigeria. Or, tous les pays méritent la même attention. On a également douté de l'efficacité de la "Journée des drogues", organisée en juin de chaque année par les Nations unies.

L'Afrique est en train de vivre ce qu'on a observé en Amérique latine, dans les années 70. Aujourd'hui, les économies de nombreux pays de cette zone reposent sur la drogue. Les bailleurs de fonds attendent des Africains, ayant participé au colloque, des propositions concrètes qui leur permettront de bâtir des nouvelles stratégies de lutte contre ce fléau qui menace dangereusement l'Afrique. Avant qu'il ne soit trop tard. Mais jusqu'ici, ces institutions n'ont pas encore défini de politique de développement agricole alternatif, intégrant l'élément cannabis.

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