by Valentin Siméon Zinga, Cameroun, avril 1997
THEME = MEDIAS
On avait cru qu'avec la suppression de la censure préalable des journaux, en janvier 1996, une nouvelle ère s'ouvrait pour la presse privée. Mais le désenchantement est total. C'est, en effet, sur d'autres pages de leur catalogue de coercitions que les autorités administratives écrivent la répression: sanctions, détentions, procès en série débouchant sur l'incarcération de journalistes, la suspension des journaux, etc. Tout cela sous des prétextes contestables, qui sonnent comme autant d'injures aux engagements pris à Yaoundé pour le respect des droits de l'homme.
Le 27 mars 1997, dans la capitale Yaoundé, une bonne partie de la classe médiatique camerounaise était en attente fébrile. La Cour suprême, la plus haute juridiction du pays, devait se prononcer sur une demande de mise en "liberté provisoire" de Mr. Eyoum Ngangué, journaliste au bi-hebdomadaire "Le Messager" de Douala, la ville où sont concentrés la plupart des titres de la presse indépendante. Le suspense et l'inquiétude auront duré quelques heures. Les avocats du journaliste ont obtenu gain de cause.
Détenu pendant plus de deux mois à la prison centrale de New-Bell, Eyoum Ngangué avait commencé de purger une peine d'emprisonnement d'un an, prononcée par la cour d'appel de Douala.
L'histoire en elle-même remonte au mois de décembre 1995. Co-responsable du "Messager-Popoli", un journal tout de caricatures, à option humoristique, du groupe Multimédia "Le Messager", Ngangué écrit un article "Edito ou tard", tenant lieu d'éditorial.
L'article illustre l'actualité. Une nouvelle Constitution vient d'être approuvée à l'Assemblée nationale. E. Ngangué, de son nom de plume "Cena", parle de "Con- stitution" des "dépités" du Parlement. A propos d'une disposition de la loi fondamentale qui prévoit que tous les anciens chefs d'Etat sont membres du Sénat, le journaliste - estimant que l'actuel président de la République, vivement critiqué par l'opinion, vient de se ménager une porte de sortie politique - le qualifie de "salaud". Le ministère public porta aussitôt plainte contre Pius Njawé, directeur du groupe "Le Messager", et son collaborateur, pour "outrage au chef de l'Etat et aux membres de l'Assemblée nationale".
Le 27 février 1996, le tribunal de première instance de Douala condamne les prévenus à 2.500.000 fcfa d'amende. La peine est lourde pour une rédaction qui, comme les journaux privés du pays, connaît des difficultés de trésorerie aiguës. "Le Messager" saisit la cour d'appel territorialement compétente, et le ministre de la Justice, garde des Sceaux, en fera de même, jugeant "fantaisiste" la décision du tribunal.
Le 3 octobre 1996, la cour d'appel alourdit les peines infligées aux journalistes: un an d'emprisonnement ferme et une amende de 300.000 fcfa pour "Cena"; 6 mois de prison ferme et une amende du même montant pour Pius Njawé, en tant que directeur de publication. Le 29 octobre 1996, ce dernier est arrêté à son bureau par les forces de l'ordre, puis transféré à la prison centrale de Douala.
Pour "Le Messager", la sentence est injuste: "Le tribunal n'a pas tenu compte du caractère humoristique et badin du journal satirique". L'opinion tant nationale qu'internationale exprime sa désapprobation et son indignation. "La Nouvelle Expression", qui avec "Le Messager" constituent les deux journaux les plus importants de la presse privée, observe: "Le pouvoir a choisi de frapper la presse à travers un symbole". De nombreuses organisations de défense des droits de l'homme ou de la liberté de presse s'insurgent contre la décision de la justice et l'emprisonnement de Pius Njawé.
La Commonwealth Press Union invite le gouvernement camerounais à "agir conformément aux principes de la déclaration d'Harare (Ndlr - qui conditionnait l'entrée du Cameroun au Commonwealth par l'accomplissement de progrès notables en matière de respect des droits de l'homme et de la démocratie) et aux obligations qui sont celles du pays en tant que signataire de la charte internationale des droits de l'homme." Cette préoccupation est reprise par Reporters sans frontières, qui se disent "persuadés que les peines de prison ne constituent en aucun cas des réponses appropriées pour des délits de presse".
Un vent d'indignation souffle aussi bien au sein des partis politiques d'opposition qu'au sein d'une partie de la classe diplomatique. Des premiers on retient leurs messages d'encouragement aux journalistes si durement frappés. Quant aux chancelleries, c'est surtout celle des Etats-Unis qui se distingue. Charles Twining, l'ambassadeur américain, rend visite à Pius Njawé et affirme que la pratique démocratique veut qu'on ne condamne plus les journalistes à des peines privatives de liberté.
Dix-sept jours après son incarcération, la Cour suprême, saisie par ses avocats, ordonne une mise en liberté provisoire de Pius Njawé. On ne sait si cette décision a été prise en âme et conscience, ou si elle a été le résultat de fortes pressions exercées sur les autorités de Yaoundé. Toujours est-il qu'elle fut bien accueillie dans l'opinion, qui ignorait qu'elle serait appelée à se mobiliser de nouveau quelques mois plus tard. En effet, E. Ngangué, dont on ne comprenait pas la non-arrestation en même temps que celle de son directeur, fut écroué le 23 janvier 1997 à la prison centrale de Douala.
Mais le cas de E. Ngangué n'est pas unique. D'autres journalistes ont été interpellés par les forces de l'ordre. Peter William Mandio, directeur du journal "Le Front Indépendant" - substitut du titre "Le Nouvel Indépendant" suspendu par les autorités de l'administration territoriale - a été détenu une dizaine de jours, en décembre 1996, à la prison de l'Escadron de la gendarmerie mobile du Centre, à Yaoundé, "pour une histoire d'espionnage et d'appel au soulèvement de l'armée". Dans plusieurs éditions de son journal, P.W. Mandio avait révélé quelques frasques du ministre des travaux publics. Un autre collaborateur de ce journal, Evariste Menounga, a été privé de liberté, selon Gilbert Andze Tsoungui, le vice-Premier chargé de l'administration territoriale, suite à "une plainte régulière déposée auprès des services compétents par le ministre des travaux publics". En décembre 1996, Daniel Atangana fut kidnappé à Douala et transféré dans les locaux de la gendarmerie à Yaoundé. Tous disent avoir subi des sévices.
Mais le pouvoir au Cameroun ne puise pas seulement dans les registres d'arrestations et d'emprisonnement. Par une décision de 6 décembre 1996, G.A. Tsoungui suspendait le bi-hebdomadaire "La Nouvelle Expression" - qui depuis lors utilise le titre "L'Expression" pour continuer à paraître. Explication officielle de cette décision: "Cet acte a été pris en application de la loi N§ 90/052 du 19 décembre 1990, relative à la liberté de communication sociale qui prévoit ce type de mesure en cas d'atteintes à l'ordre public ou aux bonnes moeurs".
Le ministre de l'Administration territoriale dit disposer "d'articles incitant exclusivement soit à la haine tribale ou clanique, soit à l'insurrection". Pourtant, dans le même temps, des publications telles que "Elimbi", aux articles véritablement haineux et qui ne laissent pas d'attiser le feu du tribalisme (le pays compte plus de 230 tribus), continuent de paraître sans susciter le moindre rappel à l'ordre des autorités.
Du coup, les arguments du vice-Premier ministre chargé de l'administration territoriale ne résistent pas à la critique qui trouve ses décisions arbitraires, prises pour régler des comptes avec des journalistes. Des suspicions nourries du fait que le journal suspendu avait auparavant consacré un dossier à la faillite d'une banque camerounaise, dont Mr. G.A. Tsoungui se trouve être le président du conseil d'administration. Une fonction à la faveur de laquelle il est soupçonné d'avoir octroyé des crédits à ses proches... Pour "La Nouvelle Expression", "après la saisie de plusieurs stocks (du journal) traitant de la faillite du Crédit agricole du Cameroun, G.A. Tsoungui semble avoir décidé d'utiliser les plus grands moyens administratifs. Et, pour se protéger, il parle de "préserver l'ordre public"". Motif classique au Cameroun en période préélectorale, comme celle dans laquelle vivait le pays à ce moment-là.
Il est classique aussi que le gouvernement tente toujours de réduire au silence les journaux qui ne chantent pas ses louanges. Les jours à venir fixeront les observateurs sur la reconduction ou non de cette stratégie. La liberté provisoire accordée aux deux journalistes est encore bien fragile et ne représente aucune garantie sérieuse sur la fin de leurs mésaventures. Et l'horizon n'est pas des plus rassurants pour la presse indépendante.
END