by Ashley Green-Thompson, Afrique du Sud, septembre 1997
THEME = POLITIQUE
Il est toujours intéressant d'étudier le paysage
politique d'un pays nouvellement libéré. De nouvelles
alliances et fractures politiques se développent, au fur et
à mesure que la population s'adapte à une
démocratie multipartite relativement normale. Au cours des
derniers mois, on a connu un certain nombre de réalignements
et de positionnements de partis au sein de l'Assemblée
nationale.
F.W. De Klerk n'est plus...
F.W. De Klerk aurait peut-
être dû suivre l'exemple de l'ancienne
présidente irlandaise, Mary Robertson, et quitter la
politique quand il était au sommet de sa gloire - quand il
reçut le prix Nobel de la paix - en passant le pouvoir
à Nelson Mandela. Peut-être aurait-il dû
surmonter la crise de la perestroïka interne, et rester dans
son vieux Parti national (NP) pour soutenir ses efforts de
transformation, entrepris par son secrétaire
général, Roelf Meyer. Il s'est retiré
au moment où le NP, l'ancien parti du pouvoir, chancelait
sous le poids de défections, très
emblématiques et hautement médiatisées, en
faveur du "New Movement Process", le nouveau
mouvement créé par Roelf Meyer.
On a souvent accusé F.W. De Klerk de ne pas avoir eu le
caractère et la flamme de ses prédécesseurs.
En témoigne son profil médiatique,
pratiquement inexistant au cours des mois qui ont
précédé sa démission. Il n'a rien fait
qui pourrait ressembler, même de loin, à ses exploits
de 1990, lorsqu'il avait annoncé ses réformes
capitales. Il quitte le parti avec la conviction que celui-ci ne se
débarassera pas de son passé d'apartheid; qu'il
refusera de reconnaître le rôle qu'il a joué
dans la triste histoire de l'Afrique du Sud; que, au contraire, il
s'opposera à la vérité, allant même
jusqu'à défier en justice la Commission
vérité et réconciliation; qu'il s'accrochera
officieusement à sa croyance de la suprématie du
Blanc, devenant, au mieux, un pouvoir régional limité
au Cap occidental et, au pire, une force gaspillée sans
aucune importance et sans aucun rôle au niveau de la
politique nationale.
"Tu quoque... Felgate?"
La province du
KwaZulu-Natal est toujours secouée par la violence politique
et les rivalités entre les militants de l'ANC et ceux de
l'Inkatha (IFP). Pourtant, les dirigeants des deux partis dans la
province sont engagés dans des négociations continues
pour un règlement politique du conflit, qui a fait 169
victimes au seul mois de juillet de cette année.
Deux éléments ont légèrement fait
dévier ces négociations de leur objectif. En premier
lieu, il y a l'attitude belliqueuse de l'IFP vis-à-
vis de la Commission de la vérité: le parti a
refusé de participer aux processus de la TRC. Et pourtant,
beaucoup de ses membres - ayant fait partie des pelotons de choc,
sous le gouvernement NP - introduisent des demandes d'amnistie,
impliquant ainsi des dirigeants éminents du parti. En
réaction, l'IFP a menacé de faire capoter les
négociations de paix si la "chasse aux
sorcières" continuait.
Le second coup sérieux aux négociations vient de la
défection, en faveur de l'ANC, de Walter
Felgate, l'un des plus importants conseillers du chef Gatsha
Buthelezi, un ancien dur de l'IFP. Lors des négociations
multipartites, qui ont mené à un accord national et
aux élections de 1994, Felgate a été un des
obstacles majeurs. Le fait que l'ANC l'ait accueilli à bras
ouverts a suscité la colère non seulement de
Buthelezi, mais également de nombreux sympathisants de
l'ANC. Les informations que Felgate apporte avec lui doivent
être importantes, puisque l'IFP s'efforce d'obtenir une
intervention de la justice pour imposer le silence au transfuge. Au
moment de la rédaction du présent article, les
négociations ont repris, mais les espoirs de paix restent
minces.
Démocratie et Congrès national africain
On
a de plus en plus l'impression que l'ANC rencontre de
sérieuses difficultés à pratiquer la
démocratie dans ses propres rangs. Plusieurs provinces ont
connu de vilaines disputes pour la direction du parti.
L'éviction du très populaire Premier ministre de la
province de l'Etat libre d'Orange, Terror Lekota, par le
beaucoup moins populaire Ivy Matsepe-Casseburi,
imposé par la direction nationale du parti, n'en est qu'un
exemple.
La décision du premier du Gauteng, Tokyo Sexwale, de
chercher fortune dans l'entreprise minière JCI, de
l'éminent homme d'affaires Mzi Khumalo, a
provoqué une âpre lutte pour le pouvoir entre le
président du parti provincial, Mathole Motshekga -
qui jouit d'un grand soutien populaire de la base du parti - et
le ministre provincial de la santé, Amos Masondo,
appuyé par le Comité exécutif national.
Dans ce dernier cas, les membres ont gagné la partie, et le
choix sera fait sur la base d'une élection à la
majorité simple. On peut craindre, cependant, que des blocs
de pouvoir au sein de la direction nationale (et on peut supposer
ici, que Thabi Mbeki en est l'intermédiaire
principal) ne cherchent à contrôler les structures au
niveau provincial et local. Ils devront pourtant se méfier
des fougueux militants de base, qui pourraient finir par être
agacés par les manoeuvres politiques de la direction.
Ces tensions pourraient se raviver dans la lutte pour la succession
de Thabo Mbeki. Il est certain qu'il remplacera Nelson
Mandela en décembre 1997, au Congrès national de
l'ANC, comme président du parti; mais la course pour la
vice-présidence est loin d'être gagnée. Quel
que soit le vice-président du parti, il deviendra de facto
le vice-président du pays, après les élections
de 1999. Matthews Phosa, le chef du
département juridique de l'ANC, semble être
tombé en disgrâce dans sa course au pouvoir. Pendant
que son étoile pâlit, on chuchote que Winnie
Madikizela-Mandela joue le grand jeu pour obtenir le poste
suprême. Elle peut compter sur un appui considérable
de la part des militants de base, et elle est un des dinosaures par
excellence. Elle pourrait actuellement être appelée
à témoigner devant la Commission de la
vérité, mais cela ne risque guère de freiner
la mouvance qui la soutient aveuglément.
Le Roelf & Bantou show
Il serait difficile de trouver
deux alliés plus dissemblables. Depuis la coalition de
Buthelezi et de l'IFP avec Ferdi Hartzenberg et l'aile
droite du parti conservateur, on n'avait pas vu pareil mariage de
raison au niveau de la politique locale. Roelf Meyer est un
"verligte", un ministre de la Défense
"éclairé" de l'ancien Parti
national; et Bantou Holomisa (*), un ex-dictateur du
Transkei, devenu le chéri de l'élément radical
jeune, au sein de la forteresse ANC, dans la province du Cap
occidental.
Personne ne contestera que tous deux disposent d'un certain soutien
politique, même si l'ANC dit le contraire. Plus douteux est
leur programme politique. Et pourtant, avec leur "New
Movement Process", ils ont su s'imposer à
l'imagination des observateurs comme le seul mouvement politique
vraiment nouveau depuis 1994. Reste à voir combien de
suffrages ils sauront engranger en 1999...
Si, toutefois, ils cherchent à présenter une
alternative sérieuse, ils devront être plus
circonspects quant au genre de personnes qu'ils inviteront à
se joindre à eux; et ils devront se fixer quelques
critères et principes. Lucas Mangope, l'ancien
despote du bantoustan du Bophutatswana, et Sifiso Nkabinde,
l'espion de l'ancien gouvernement, ne sont guère les
personnages qu'il faut pour une vraie politique, et il faudrait
s'en défaire au plus vite. Les observateurs surveilleront
avec intérêt le lancement de ce nouveau parti à
la fin du mois de septembre.
Des problèmes au paradis?
La
Fédération des syndicats sud-africains (COSATU,
Congress of South African Trade Union), le Parti communiste sud-
africain (SACP) et l'ANC continuent à former une alliance
officielle tripartite, et ils ne se sépareront pas avant les
élections de 1999. Cela reste vrai en dépit du fait
que l'ANC, le parti au pouvoir, a été forcé,
par les réalités et les pressions internationales,
à adopter une politique qui révèle l'influence
de la Banque mondiale et du FMI.
C'est évident dans le plan macro-économique du
gouvernement appelé "Croissance, emploi et
redistribution" (GEAR). La clé de ce plan est la
primauté donnée au secteur privé et au
marché générateur de croissance dont
devraient, en fin de parcours, bénéficier petit
à petit les pauvres de la société. Le GEAR
exige une réduction des dépenses du gouvernement et,
plus particulièrement, une réduction à tout
prix du déficit budgétaire. La COSATU, qui compte
deux millions d'effectifs, est restée loyale à
l'alliance tripartite et, dès lors, n'a pas critiqué
le gouvernement autant qu'elle aurait dû. Par contre, elle a
pointé sa formidable machine de grève sur le secteur
commercial.
Le pays a essuyé une tempête de grèves, durant
des semaines entières, au cours desquelles les travailleurs
ont exigé des entreprises qu'elles s'accordent sur une
législation réglementant les conditions fondamentales
de l'emploi. Cet accord n'a guère de chance d'aboutir,
étant donné qu'il soulève des questions sur le
rôle de l'ANC dans la détermination de la politique
économique. Le débat fait rage, en particulier au
sein des syndicats, sur le rôle même de la COSATU au
sein de l'alliance. On craint que les militants syndicaux ne se
découragent devant les concessions faites
régulièrement, aux dépens des revendications
de base des travailleurs.
Marché libre ou faillite!!
Le
mécontentement croissant à cause du GEAR provient
également d'autres secteurs. Les chiffres-cibles
cités par le ministre des Finances, Trevor Manual,
apparaissent comme une duperie. La croissance a diminué; des
emplois ont été perdus; les taux
d'intérêt restent élevés, et la valeur
du rand continue à baisser rapidement. De plus en plus
d'appels pathétiques se lèvent de la
société civile pour une révision de la
politique économique et pour que d'autres facteurs
interviennent pour déterminer l'avenir du pays.
Masakhane
Le gouvernement a également
redoublé d'énergie dans sa campagne
"Masakhane" (Construisons ensemble), qui fait
appel aux résidents pour qu'ils payent les services et les
arriérés dus aux boycottages des loyers et
intérêts datant des années 80. Jusqu'à
présent, on a pu constater des succès significatifs
dans la modification de l'attitude du public. Il appartient
maintenant aux autorités locales d'assurer les services.
La Commission vérité et réconciliation
La Commission pour la
vérité et la réconciliation approche du terme
de son mandat. Reste à évaluer si elle a
réussi à promouvoir la réconciliation et
à mettre à nu la vérité sur l'histoire
du pays.
Au cours des dernières semaines, le pays a suivi avec
attention la demande d'amnistie introduite par les assassins du
très populaire chef du SACP, Chris Hani. Il est peu
probable que la requête introduite par Clive Derby-
Lewis et l'immigré polonais Januszz Walus soit
recevable, suite à leur refus flagrant de dévoiler
pleinement les détails du complot. Ce qui donne encore plus
de frissons et qui n'a rien à voir avec les arguments
juridiques en faveur d'une amnistie, c'est que Derby-Lewis a
refusé de s'excuser pour le meurtre commis en
déclarant, avec arrogance et hors de propos, qu'il
s'agissait d'un acte de guerre pour lequel on ne pouvait lui
réclamer des excuses. Poursuivant sa farce macabre, il
déclara que le meurtre de Hani était une preuve de
son respect pour la victime.
Au KwaZulu-Natal, les demandes d'amnistie mettent en cause
d'éminentes personnalités politiques du IFP,
compromises dans les activités des escadrons de choc dans la
province. Là aussi, les implications sont
désastreuses pour le processus de paix. Philip
Powell, membre du corps législatif provincial, a
carrément refusé de reconnaître la TRC.
Pourtant, ce qu'attend le pays, c'est que le Parti national
s'excuse pour les atteintes systématiques aux droits humains
qu'il a infligées aux citoyens pendant près de
quarante ans. Ce sera un clou de plus dans le cercueil du Parti
national.
La criminalité continue à préoccuper gravement
la population, dont la réaction frise le ridicule. Max, un
gorille du zoo, sur lequel avait tiré un criminel
dément, a été élu comme ayant fait la
nouvelle de l'année et est devenu le héros de
milliers de personnes qui en ont marre de la
criminalité.
On attend toujours les résultats de la nomination d'un grand
homme d'affaires, Meyer Kahn, pour réaliser la
réforme des services de police. Le juge Dullah Omar
a introduit une législation plus sévère en
matière de libérations sous caution.
Mais, lorsque la justice criminelle est totalement
inopérante à cause du manque à la fois de
ressources et d'attitudes éclairées parmi les
magistrats, aucune loi, pour draconienne qu'elle soit, ne viendra
faire la différence.
Sur la scène internationale, les diplomates sud-africains
tirent les leçons de leurs erreurs. Le président
Mandela s'efforce actuellement de réunir John Garang
et El Beshir pour trouver une solution au Soudan. Cette
fois, il y a nettement moins de fanfares et de publicité que
lorsque Laurent Kabila était sur le point
d'évincer Mobutu au Zaïre. Reste à voir,
cependant, si on peut trouver une solution équitable au
conflit.
Mandela s'efforce également de négocier un
arrangement au Timor oriental. Il a la position enviée
d'être, à la fois, proche du président
Suharto d'Indonésie, et de partager la même
tradition de résistance de Gusmao, le chef du
Fretilin en prison. Ce sera encore un test crucial de la
capacité du pays de mettre en pratique la politique
étrangère proclamée en oeuvrant pour le
respect des droits de l'homme.
Les cinq ans du jeu de la transition vers la démocratie
trouveront leur aboutissement dans les élections nationales
de 1999. Le joueur le plus populaire de 1994, l'ANC, actuellement
au pouvoir, verra sa popularité diminuer d'environ 10 %,
descendant à 52 %. Aucun autre joueur ne fait mieux,
cependant, et des sondages précoces indiquent que tous
perdront des suffrages. Les seuls à pouvoir gagner des voix
sont les nouveaux venus, Roelf et Bantou. L'IFP a également
une chance, le petit mais bruyant Parti démocratique, le
Parti national et les autres comptant 40 % des suffrages au sein
d'une coalition de l'opposition.
Pour le second mandat de cinq ans, l'électorat sera plus
critique qu'en 1994. Selon les indicateurs actuels, il risque d'y
avoir un grand désenchantement après le
résultat des élections. Cela pourrait, cependant,
ouvrir la porte à un parti radical des pauvres et de la
classe ouvrière, dirigé par le parti communiste sud-
africain et la COSATU, qui constituerait un sérieux
défi pour l'ANC pour le second millénaire.
En définitive, la politique sud-africaine est encore bien
plus passionnante que le sport et les jeux...
NOTA - * Ndlr - Bantou Holomisa arriva au pouvoir au
Transkei, une place forte de l'ANC, par un coup de main, pendant
l'apartheid. Il le transforma ensuite en une espèce de zone
libérée de la guérilla de l'ANC et du PAC (Pan
Africanist Congress).
END