by Albert Mbonerane, Bonn, Allemagne, octobre 1997
THEME = JUSTICE
En présentant le pouvoir judiciaire au Burundi, je l'aborderai sous l'aspect de son dysfonctionnement, qui a contribué à une sorte d'institutionnalisation de l'impunité dont jouissent tous les présumés auteurs et planificateurs de toutes les violations des droits de l'homme commises depuis que le Burundi est indépendant (1962).
D'après les statistiques les plus récentes (d'avant 1993), la population totale du Burundi approchait les 6 millions d'habitants. Selon une étude réalisée par l'ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), les magistrats des juridictions supérieures sont au nombre de 200 environ, dont un tiers est affecté au ministère public, et deux tiers à la magistrature du siège. Une étude menée par le Frodebu, fin 1995, signalait que le ministère de la Justice comportait 210 cadres (fonctionnaires et magistrats ), dont 12 Hutu seulement. Comme dans d'autres pays d'Afrique, la profession libérale d'avocat reste peu développée.
Fin 1995, le barreau national, ou l'ordre des avocats du Burundi, comptait 24 membres. Soulignons d'emblée que ce corps connaît les mêmes problèmes de déséquilibre ethnique que connaissent les autres institutions publiques et para-publiques. En 1992, sur les 17 avocats que comptait le barreau, un seul avocat était hutu. Ce qui hypothèque dangereusement le droit à la défense, dans un pays où on enregistre des procès à caractère politico-ethnique. Dans le procès dit "des assaillants", détenus hutu accusés d'appartenir au Palipehutu et impliqués dans les attaques et massacres de novembre 1991, les avocats burundais refusèrent de plaider en leur faveur, les jugeant d'avance coupables.
La Ligue burundaise des droits de l'homme (ITEKA) obtint, par la coopération d'autres organisations internationales, l'intervention de deux avocats étrangers, en l'occurrence Maître Eric Gillet, du barreau de Bruxelles, et Maître François Roux, du barreau de Montpellier. Pour sauver l'honneur du barreau national, son président, Maître Tharcisse Ntakiyica se mit à collaborer avec eux. Maître Nzeyimana Laurent accepta même de servir d'interprète à Maître Roux. Ce qui embarrassa énormément les magistrats burundais qui étaient jusque-là habitués à juger de façon lapidaire des prévenus "censés ne pas ignorer la loi", mais ignorant tout de cette loi. (Notons que les textes de loi sont rédigés en français, alors que 90% de la population burundaise ne comprennent pas cette langue.)
Au niveau de l'organisation judiciaire, le Burundi n'a rien à envier à certains autres pays, encore en voie de développement. Administrativement, le pays, d'une superficie de 27. 834 kmę est divisé en 16 provinces, y compris la municipalité de Bujumbura. Au niveau du pouvoir judiciaire, il existe deux catégories de juridictions:
- Les juridictions ordinaires, ou les tribunaux de résidence. Leur nombre est égal à celui des communes du pays et des zones de la municipalité de Bujumbura, soit au total 123 tribunaux de résidence.
- Les juridictions supérieures. Le pays compte au premier degré 17 tribunaux de grande instance, soit un tribunal par province, sauf la province de Muramvya qui en compte deux, à Muramvya et à Mwaro. Au second degré, le pays compte 3 cours d'appel, auxquelles s'ajoute la Cour suprême, la plus haute juridiction ordinaire de la République. A chaque cour d'appel est rattachée une chambre criminelle, compétente pour juger en premier et dernier ressort des crimes passibles de peines excédant 20 ans d'emprisonnement, y compris la peine de mort.
Actuellement, il existe des cours spéciales: la Cour des comptes, deux cours administratives, un tribunal du commerce et deux tribunaux du travail. La Cour constitutionnelle, qui était une émanation de la Constitution de mars 1992, a disparu avec l'abolition de la Constitution lors du putsch de juillet 1996.
Au niveau de la police, tout a été fait pour assurer au maximum le respect de la loi, et garantir les droits des citoyens. Mais la pratique est tout autre. Les activités de la police, et notamment les investigations sont concurremment effectuées par:
- la police judiciaire des parquets (PJP) avec un commissariat général;
- les officiers de police judiciaire (OPJ) de la Brigade spéciale de recherche de la gendarmerie (BSR);
- les OPJ de la police de sécurité publique (PSP);
- les OPJ de la police de l'air, des frontières et des étrangers (PAFE);
- les OPJ des polices spécialisées (douanes, mines, transports);
- les OPJ du service de documentation (sûreté).
Pour les simples gens, il est difficile de connaître les champs d'action de chacune de ces polices, la difficulté majeure résultant du fait que chacune de ces polices obéit aux règles régissant son corps d'origine, et ne rend compte qu'à son chef hiérarchique.
Dans le domaine des droits de l'homme, le rapport ACCT estime à juste titre que "la dispersion de l'action de la police judiciaire entraîne soit la détention préventive abusive de personnes innocentes, sans que l'on puisse savoir l'orientation donnée aux procès-verbaux d'arrestation, soit la mise en liberté de criminels dangereux sans que le parquet en soit informé ou puisse rien faire" (p.15). Mais, parfois, il y a complicité entre les corps de police et les différents parquets, au détriment du justiciable.
Les juges sont-ils nommés, désignés, ou promus? La réponse à cette question devait se trouver dans la Constitution de mars 1992, qui, malheureusement, a été abolie par celui-là même qui l'avait promulguée après un référendum, le major Buyoya, quand il a repris le pouvoir par les armes le 25 juillet 1996, pouvoir qu'il avait perdu aux élections de juin 1993. Cette Constitution - qui comprend, dans son titre II, 30 articles sur les droits de l'homme, les devoirs de l'individu et du citoyen - consacre l'indépendance de la magistrature, en son article 143: "Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Dans l'exercice de ses fonctions, le juge n'est soumis qu'à la Constitution et à la loi."
Comme la Constitution n'existe plus, la magistrature ne peut que se soumettre aux injonctions du pouvoir en place. Les procureurs et les juges des cours et des tribunaux de grande instance sont nommés par le président de la République, en théorie sur proposition du ministre de la Justice. Le caractère ethnique reste le plus déterminant dans la nomination de ces hauts fonctionnaires. Quant au recrutement des magistrats, il se fait sur titre après les études de droit, sanctionnées par un diplôme de licence à l'issue de quatre années d'études universitaires. Selon le rapport de l'ACCT, "certains magistrats semblent avoir été recrutés avant même d'avoir obtenu ce diplôme. Par ailleurs, ils appartiennent presque exclusivement, comme la majorité des cadres administratifs et l'armée, à l'ethnie tutsi, qui représente 14% de la population."
Il n'existe pas de modalités de recrutement réglementées, telles qu'un concours d'accès aux fonctions de magistrat. Le même rapport met en exergue cette réalité: "Le jeune magistrat qui vient d'être recruté est affecté immédiatement dans une juridiction, sans aucune formation professionnelle spécifique. Considéré comme stagiaire pendant deux ans, il assure des responsabilités judiciaires entières sans bénéficier d'un véritable encadrement."
L'aspect ethnique, et parfois régional, dénature le métier de dire le droit. Les magistrats étant de purs fonctionnaires du ministère de la Justice, donc rémunérés par l'Etat, n'exercent que l'indépendance que leur octroie le pouvoir en place. Or, depuis plus de trente ans, le pouvoir est resté le même, dominé par l'armée et un petit groupe de l'ethnie minoritaire tutsi. Le pouvoir judiciaire, au lieu d'être le garant de l'application impartiale de la loi, a été, et continue à être un instrument de répression au service du pouvoir.
Le syndicat des magistrats a réclamé son indépendance pendant la courte période démocratique, de juillet 1993 au 21 octobre 1993, sous la présidence de Melchior Ndadaye. Après son assassinat, des gouvernements théoriquement du Frodebu (parti vainqueur des élections de juin 1993) ont été malmenés par les corps du pouvoir judiciaire. D'octobre 1993 à juillet 1996, celui-ci a appréhendé plus de 5.000 militants du Frodebu, soi-disant au pouvoir.
Selon les études menées, le ministère de la Justice reste une chasse gardée de l'ethnie minoritaire tutsi. Au niveau de l'administration centrale, tous les cadres sont de l'ethnie tutsi. Sur 11 procureurs généraux, présidents des cours et tribunaux, il n'y a qu'un seul Hutu. Les 17 présidents des tribunaux de grande instance sont Tutsi. Sur 17 commissaires de la police judiciaire des parquets, on trouve seulement 2 Hutu.
En conclusion, on peut dire que la structure de la magistrature debout est fondamentalement tutsi. Quant à la magistrature assise, sa structure n'est pas différente. Actuellement, le président de la Cour suprême, celui de la cour d'appel, ainsi que le président du tribunal de grande instance en mairie de Bujumbura (la capitale) sont tutsi.
Malgré cela, ce n'est pas le caractère ethnique en soi qui constitue le problème majeur. Le drame provient du fait que des politiciens profitent de cette structure mono- ethnique pour solliciter les magistrats et les amener à verser dans la partialité. En conséquence, la loi devient un moyen de défense pour une partie de la population, pendant qu'elle constitue un instrument de répression pour les Hutu, et depuis 1993, pour les Tutsi qui ont adhéré aux partis ayant voté pour le changement démocratique.
L'inégalité des Burundais devant la loi, selon que le prévenu est hutu ou tutsi, peut être facilement démontrée, tout au long de l'histoire politique du Burundi depuis son indépendance, et encore récemment après le coup d'Etat de juillet 1996. Etant donné la place accordée à cet article, nous ne ferons qu'énumérer quelques cas.
Lors de l'assassinat du Premier ministre hutu, Pierre Ngendandunwe, en 1965, les présumés coupables, tutsi, sont élargis. La même année, un complot fut mené par des officiers hutu contre le palais royal; arrêtés, ils sont passés par les armes. De même, en 1969, toutes les personnalités, principalement des Hutu, impliqués dans un complot, vrai ou faux, furent exécutés. Mais en 1971, lors d'un autre soi-disant complot, à charge cette fois-ci de Tutsi non originaires de Bururi, des officiers et des hauts fonctionnaires furent arrêtés et des peines capitales prononcées; mais le président Micombero usa de son droit de grâce. Finalement, le 29 avril 1972, commença le premier génocide enregistré en Afrique post-coloniale, dirigé contre la communauté hutu. Des chiffres modestes parlent de 100.000 à 300.000 victimes. La justice burundaise n'a instruit aucun dossier relatif à cette hécatombe.
Aujourd'hui, après le coup d'Etat manqué du 21 octobre 1993, où fut assassiné le président Ndadaye, le lieutenant Paul Kamana (qui a commandé les opérations et aurait fait exécuter le président Ndadaye), François Ngeze (qui a été nommé président du Conseil national pour le salut public par les mutins) et le colonel Jean Bikomagu (chef d'état-major qui a livré le président Ndadaye aux mutins) sont toujours libres tous les trois. Mais Patrice Vyiyingoma, prêtre du diocèse de Muyinga, accusé d'avoir "osé donner de la nourriture aux assaillants de Rugaragara", a été condamné à une servitude pénale de 20 ans.
Il faut donc dire que le tableau de la justice burundaise est malheureusement négatif et n'honore pas ceux qui exercent le métier de ne dire que le droit. Il peut se résumer dans ce constat que fait le rapporteur spécial des Nations unies sur le Burundi, et il n'y a rien d'exagéré: "La prédominance des Tutsi dans l'appareil judiciaire contribue à affaiblir l'impartialité et l'indépendance du système et porte atteinte à sa crédibilité. Selon les plus hautes autorités du pays, l'existence d'une solidarité ethnique négative, qui fait que les membres d'un même groupe se protègent les uns les autres, rend le système encore plus partial. L'application d'un système judiciaire massivement dominé par les Tutsi à des défendeurs en majorité Hutu alimente les tensions et la méfiance." (Rapport du rapporteur spécial sur sa mission au Burundi du 19 au 29 avril 1995, p.10).
La seule solution qui permettra à tous les Burundais de se sentir égaux devant la loi, et de jouir des mêmes droits, est d'opérer une réforme de fond en comble du système judiciaire, en recrutant, au niveau de la magistrature, des Burundais issus de toutes les ethnies. Mais ne faudrait-il pas qu'il en soit ainsi au niveau de la formation universitaire qui ouvre sur la carrière, si on veut bâtir un Etat de droit? Mais ce sera un travail de longue haleine...
END