by Evaristus Chofor Fonkah, Cameroun, octobre 1997
THEME = JUSTICE
Le Cameroun devint colonie allemande en 1884. Mais, après la première guerre mondiale, les Français et les Anglais chassèrent les Allemands d'Afrique et se partagèrent ses colonies.
Au Cameroun, la France prit la plus grande partie du territoire, appelé alors le Cameroun oriental, alors que la Grande- Bretagne prit le Cameroun occidental, voisin du Nigeria et gouverna ces deux pays.
A l'indépendance du Cameroun et du Nigeria, respectivement en janvier et en octobre 1960, le Cameroun occidental fut placé devant le choix: se joindre soit à la République fédérale du Nigeria, soit au Cameroun oriental, ou devenir un Etat indépendant. La partie septentrionale du Cameroun occidental opta pour le Nigeria, alors que la partie méridionale opta pour une union avec la République du Cameroun pour former, en 1961, la République fédérale du Cameroun.
C'est ainsi que le pays a hérité non seulement de deux cultures différentes de par leurs colonisateurs, mais également de deux langues et de deux systèmes juridiques: le code civil français et le droit commun (Common Law) anglaise. La partie francophone du pays pratique le système de loi inquisitoriale (un prévenu est considéré coupable, à moins qu'il puisse prouver son innocence), tandis que la partie anglophone du pays pratique le système accusatoire (le prévenu est présumé innocent jusqu'à preuve du contraire).
Les langues officielles du Cameroun sont le français et l'anglais, mais comme la majorité (deux tiers) de la population vit en zone francophone, le français l'emporte largement.
Julius Achu, un jeune avocat anglophone vivant à Douala, explique que, lorsque l'interprétation d'une loi n'est pas claire, on considére toujours que la version authentique est la française. Les autorités considèrent que le français est la langue la plus largement pratiquée et, dès lors, la plupart des textes légaux sont d'abord élaborés en français, et ensuite traduits en anglais. Parfois la traduction passe à côté du sens exact ou de l'intention réelle d'un texte. C'est alors, explique Maître Achu, qu'on se retrouve en présence de deux interprétations différentes d'une même loi, l'une donnée par les tribunaux francophones, l'autre par les tribunaux anglophones.
Ce qui précède peut aider à comprendre le canevas sur base duquel fonctionne aujourd'hui le système judiciaire au Cameroun.
Le gouvernement camerounais dispose de trois bras: le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. L'exécutif contrôle, domine et dicte ses volontés à la législature et au judiciaire.
Avant les élections parlementaires de 1997, les appointements étaient très bas dans le judiciaire. Un magistrat du rang 1 gagnait environ 88.000 francs CFA (160 US$) par mois. Peu avant les élections, les appointements ont été plus que doublés, pour s'élever actuellement à 220.000 francs CFA (500 US$) par mois. Des appointements aussi maigres avaient provoqué une telle corruption parmi les magistrats que, même après l'augmentation, ils ont éprouvé des difficultés à se défaire de leur vice. La justice dans la parole, mais pas dans les actes. Le citoyen ordinaire a tellement perdu confiance dans les tribunaux qu'il hésite à lui demander une quelconque protection.
Récemment, dans un rapport intitulé "Cameroun - Mépris flagrant des droits de l'homme", daté du 16 septembre 1997, Amnesty International a critiqué vertement le système judiciaire du Cameroun. On peut y lire ce qui suit aux par. 2 et 3: "Des centaines de personnes opposées au gouvernement ou critiques à son égard, en particulier des membres ou des sympathisants de partis politiques d'opposition, des journalistes, des militants des droits de l'homme et des étudiants, ont été victimes de harcèlement et d'agressions, arrêtés et emprisonnés. Les forces de sécurité ont systématiquement recours à la torture et aux mauvais traitements à l'encontre des détenus politiques et ceux de droit commun. Des personnes sont décédées à la suite de sévices subis alors qu'elles se trouvaient en garde à vue. Un emploi abusif de la force par les agents de l'Etat a provoqué d'autres morts. Enfin, les conditions de détention dans les prisons camerounaises, assimilables à un traitement cruel, inhumain et dégradant, sont à l'origine d'un taux de mortalité élevé... Les détenus sont souvent maintenus en détention au-delà de la limite fixée par la loi avant d'être présentés à un juge habilité à les inculper ou à ordonner leur remise en liberté".
Le rapport exprime des préoccupations au sujet de la législation sur la détention administrative, qui permet l'emprisonnement sans motif et sans procès de personnes soupçonnées de s'être opposées ou d'avoir critiqué le gouvernement. Ces personnes ne disposent d'aucune base légale pour dénoncer l'irrégularité de leur détention. Il arrive que des autorités administratives refusent d'appliquer une décision judiciaire autorisant l'élargissement de prisonniers politiques. On note de nombreuses irrégularités de procédure, surtout lorsqu'il s'agit de l'opposition. Les amendements à la Constitution, qui sont entrés en vigueur en janvier 1966, n'ont contribué que faiblement à renforcer l'indépendance du système judiciaire.
Le rapport d'Amnesty International continue: "En plus des violations de la loi imputables aux autorités gouvernementales, il y a celles qui sont commises à une grande échelle par des chefs traditionnels agissant avec l'approbation tacite du gouvernement. Certains de ces chefs traditionnels, en particulier dans le nord du pays, continuent de détenir illégalement des opposants politiques et de les soumettre à des mauvais traitements".
Cette citation du rapport d'Amnesty International résume très clairement ce qui se passe au sein du système judiciaire camerounais. Les Camerounais n'ont aucune confiance dans les tribunaux, dont la plupart des décisions dépendent des lubies et des caprices de leurs juges.
Jetons un bref regard sur ceux qui sont immédiatement impliqués dans le système judiciaire du Cameroun.
- Les magistrats président aux destinées de tous les procès dans les différents tribunaux, depuis le tribunal de première instance jusqu'à la Cour suprême. La profession de magistrat est réglementée par le décret N. 95/048 du 8 mars 1995.
- Les conseilleurs juridiques et procureurs de la République engagent les poursuites et assurent la défense des intérêts de l'Etat devant les tribunaux.
- La pratique du métier d'avocat est réglementée par la loi N. 90/59 du 19 décembre 1990.
- Les huissiers de justice participent à l'exécution des décisions de justice et leur profession est régie par le décret N. 95/238 du 22 février 1985.
- Les notaires publics authentifient les accords conclus par les avocats au nom de leurs clients et la pratique de leur métier est régie par le décret N. 95/034 du 24 février 1995.
- Les greffiers siègent au tribunal, rédigent les procès-verbaux des procédures (dans les tribunaux francophones), servent la procédure (dans les tribunaux anglophones) et gardent toutes les preuves. Ils sont commissaires assermentés dans les tribunaux anglophones. Leur profession est réglementée par le décret N. 75/771 du 18 décembre 1975.
- La police et la gendarmerie veillent à l'exécution des décisions des tribunaux et également au maintien de l'ordre public.
- Les officiers divisionnaires (SDO/DO) représentent les intérêts du chef de l'exécutif.
Toutes les professions au sein du système judiciaire sont réglementées par des décrets présidentiels, à l'exception de celle des avocats, dont l'exercice du métier est régi par une loi. En conséquence, toutes ces professions sont sujettes à la manipulation par l'exécutif.
Ils sont fonctionnaires du ministère de l'Administration territoriale (ministère de l'Intérieur ou ministère des Affaires intérieures). Le pouvoir des officiers divisionnaires est énorme. Ils exercent des pressions pour que les décisions des magistrats soient conformes aux désirs de leurs maîtres. Ils jouissant de l'appui et du concours de la police et de la gendarmerie. Bref, les SDOs, les gouverneurs provinciaux, les ministres et le président lui-même semblent être au-dessus des lois.
Il suffit de voir les agissements du gouverneur de la province anglophone du sud-ouest, Peter Oben Ashu. A un certain moment, il a décidé de son propre chef que les personnes résidant dans sa province et non originaires de celle-ci devaient obtenir un laissez-passer pour pouvoir circuler librement à l'intérieur de la province...
Pour une population estimée à 14 millions, le Cameroun compte environ 510 avocats, 350 stagiaires et environ 520 magistrats. Maître Achu estime que ce nombre est nettement insuffisant: il faudrait idéalement 1.400 magistrats. Dans les régions à forte densité de population, chaque magistrat doit s'occuper journellement d'une centaine de cas. Il ne dispose pas du temps nécessaire pour comprendre le cas qu'il a à traiter et rendre un jugement équitable. Normalement, sa charge de travail ne devrait pas dépasser dix cas par jour.
Le cri de Me Achu rencontre la plainte formulée par Kofele Kale, professeur de droit qui, auparavant, a pratiqué aux Etats-Unis. Le prof. Kale a reçu les recours introduits à la Cour suprême par les partis politiques qui réclamaient l'annulation des élections parlementaires de mai 1997. Dans un pays comme le Cameroun, dit-il, où une procédure judiciaire est tellement lente, il est inconcevable qu'un tribunal de dernier recours (la Cour suprême) puisse tenter d'entendre plus de cent pétitions électorales sur douze heures de temps!
La promotion d'un magistrat est décidée par le Conseil suprême de la magistrature. Ce conseil est présidé par le président de la République, le chef suprême de l'exécutif, lorsqu'il siège pour décider de l'avenir des magistrats. L'avancement de magistrats n'est soumis à aucun examen. Un magistrat qui veut obtenir de l'avancement doit jouir de la sympathie d'un membre haut placé de l'exécutif. Depuis l'augmentation de leurs appointements, les magistrats gagnent plus du double d'un docteur en médecine ou d'un professeur d'université. Dès lors, ils n'ont qu'à bien se tenir et suivre la ligne du parti!
Il arrive souvent que des personnes soient arrêtées et détenues avant même qu'une accusation n'ait été formulée contre eux. Il suffit de voir ce qui est arrivé au prof. Titus Edzoa, qui a occupé successivement les postes de médecin personnel du président de la République, ministre de l'Education supérieure, secrétaire général à la présidence de la République et, en dernier lieu, ministre de la Santé.
Quand Edzoa décida de démissionner du gouvernement pour se présenter comme candidat aux élections présidentielles d'octobre 1997, il fut immédiatement assigné à résidence. Le 3 juillet 1997, 73 jours après sa démission du gouvernement, il fut formellement arrêté et détenu à la prison de haute sécurité de Kodengui, en même temps qu'un de ses protégés, Thierry Atangana. Aucune accusation ne fut formulée à l'époque et les journaux ont rapporté qu'on lui reprochait des détournements de fonds publics. D'autres l'ont simplement qualifié de victime politique. Le 3 octobre 1997, les deux inculpés ont comparu en justice pour répondre de l'accusation de détournement de fonds publics. Ils furent chacun condamnés à 15 ans de prison et à une amende de 350 millions de francs CFA (quelque 600.000 US$), et la totalité de leurs biens personnels saisie par l'Etat.
Au cours de l'audience, l'avocat de la défense, Me Odile Mballa, déclara que son équipe savait déjà très bien à l'avance que l'Etat avait décidé une condamnation à 15 ans de prison. Elle plaida l'ajournement du procès, étant donné que le prof. Edzoa faisait l'objet d'un autre procès également en cours et qui avait trait au rejet de sa candidature aux élections présidentielles. Pourtant, le président de la Cour rendit son jugement ce jour là (avait-il reçu des instructions dans ce sens??). Les avocats de la défense quittèrent la salle en signe de protestation et la sentence fut prononcée en leur absence.
Malgré cela, les Camerounais continuent leur combat pour un système judiciaire crédible.
END