by Lammii Guddaa, Addis-Abeba, Ethiopie, septembre 1997
THEME = JUSTICE
La population actuelle de l'Ethiopie s'élève à environ 57 millions d'habitants (statistiques provenant du recensement du logement et de la population de 1994). Depuis la fin du système unipartite Derg, en 1991, on a tenté de décentraliser le pouvoir en suivant les frontières des Etats régionaux constitués sur base ethnique. L'Ethiopie compte neuf Etats et deux villes privilégiées, jouissant d'une administration autonome spéciale, directement responsable devant le bureau du Premier ministre. Le système est de type fédéral. La République fédérale démocratique d'Ethiopie est donc composée de neuf Etats régionaux ayant leurs propres constitutions, gouvernements et systèmes judiciaires.
Le système judiciaire éthiopien étant basé sur le concept de la décentralisation des pouvoirs, il y a donc deux systèmes parallèles de tribunaux: les cours fédérales; les cours d'Etat régionales, avec leurs structures et administrations indépendantes propres. Il faut aussi remarquer que, dans l'administration judiciaire de l'Ethiopie, il n'y a pas de procédures avec jury.
Les citoyens deviennent juges par nomination. Le Parlement fédéral nomme les juges qui siègent aux tribunaux fédéraux, tandis que ceux qui siègent aux tribunaux d'Etat régionaux sont nommés par leurs Conseils administratifs régionaux.
Le président de la Cour suprême fédérale entame tout d'abord le processus de désignation des juges aux cours fédérales. Il dresse une liste de candidats et la présente à la Commission judiciaire fédérale. Celle-ci examine le curriculum vitae de chaque candidat et en soumet les noms à l'approbation du Parlement. Le Parlement examine à son tour chaque candidature, et il l'approuve ou la rejette.
Le processus semble honnête et transparent. Mais, comme la plupart des parlementaires appartiennent au parti au pouvoir, il n'y a pas au Parlement de discussion ou de débat significatif au sujet de l'approbation ou du rejet des candidatures.
Un juge désigné pour les tribunaux fédéraux est nommé à vie, mais cela s'est avéré être une disposition irréalisable. Le nombre de juges des cours fédérales est fixé par le Parlement fédéral. Lors de la désignation des juges, il ne faut pas perdre de vue la composition tribale (ethnique) des tribunaux.
Il est difficile pour un juge de rester indépendant des influences politiques ou des idéologies partisanes. Les juges ou magistrats qui ont décidé de s'en tenir strictement à leur éthique professionnelle, ne restent pas longtemps en place. A moins, évidemment, qu'ils soient prêts à transiger avec leurs principes éthiques et à soutenir la position politique du parti au pouvoir.
Les juges sont soumis à une "vérification": des représentants du gouvernement surveillent de près le travail du juge et les sentences qu'il a rendues. Si un juge n'est pas exactement au niveau de ce que le gouvernement et le parti attendent de lui, il y a bien des chances que sa désignation ne fasse pas long feu.
Un ancien juge, travaillant actuellement comme avocat privé et désireux de rester anonyme, raconte: "Au moment de rendre l'arrêt, nous avons été forcés de prononcer des verdicts injustes à l'encontre de citoyens innocents. En 1995, j'ai été nommé juge à la High Court fédérale. Pendant que j'occupais cette fonction, j'ai reçu l'ordre de prononcer des condamnations de 15 ans de prison contre trois prévenus, accusés d'avoir assassiné des partisans du parti au pouvoir (le Front populaire démocratique du peuple éthiopien). Mais qualifier des gens de criminels, sans la moindre preuve matérielle, va à l'encontre de mes principes moraux et professionnels. En conséquence, j'ai été écarté de ma charge, après avoir été avisé par certains politiciens, n'ayant absolument aucune formation juridique, que j'étais "incompétent". Ils m'ont dit que c'est pour cela que j'avais été destitué".
Des juges sont souvent révoqués (malgré le manque criant de personnel compétent) pour ce qu'on qualifie de "corruption" et de "népotisme". Les révocations sont examinées pendant des "Réunions de révision", au cours desquelles "critique" et "autocritique" sont à l'ordre du jour.
La vérité, c'est que les juges en question n'ont pas suivi la ligne du parti. Au cours de ces "Réunions de révision", 480 juges et membres du ministère public au total auraient, dit-on, été révoqués pendant la période 1996-1997. Lors de ces réunions, des civils affiliés au parti (distincts de ceux qui sont juridiquement qualifiés) ont carte blanche pour émettre aveuglément des déclarations diffamatoires contre les juges.
Le fait est que l'Ethiopie ne peut pas se permettre de perdre tous ces juges et ces autres personnes formées au droit. Des milliers d'affaires s'empilent, et les plaideurs obtiennent difficilement une audience. Un retard de deux ans pour une affaire est monnaie courante.
Voici un exemple de ce qui se passe. D'anciens fonctionnaires du gouvernement ont été accusés de génocide et de crimes de guerre ou d'homicide aggravé et de blessures volontaires.
Le bureau du procureur spécial (SPO) a été créé en août 1992 avec le mandat d'établir un rappel historique des crimes commis sous le régime Derg, et d'amener devant la justice les coupables responsables de violations des droits de l'homme. Girma Wakjira, chef du SPO, a fait récemment une déclaration à la presse: "Jusqu'ici, 5.198 personnes sont accusées, dont 2.246 sont en détention depuis 1991. Les autres ont été accusées in absentia". (Ndlr -Il faut remarquer que 25 anciens fonctionnaires du gouvernement ont été accusés d'"homicide aggravé" et 54 de "crimes de guerre". D'autres ont été accusés de "génocide").
Le SPO affirme qu'il y a de nombreuses preuves sur microfilm; des milliers de témoins ont déjà apporté leur témoignage mais, jusqu'ici, aucun fonctionnaire Derg n'a été condamné. En fait, la moitié des causes n'a pas encore été instruite. D'après le SPO, la raison de cette situation est le manque de personnel formé nécessaire pour entreprendre le processus légal requis.
Ironie! Des centaines de diplômés en droit doivent quitter leur emploi à cause d'accusations malhonnêtes et non fondées de corruption ou d'incompétence lancées contre eux.
En général, les juges éthiopiens ne reçoivent pas de formation spéciale pour leur fonction. Cependant, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de juges avec des diplômes en droit. De fait, certains juges ont obtenu une licence en droit à l'université d'Addis- Abeba; d'autres ont atteint un certain niveau de formation pratique (entre 3 et 6 mois) avant de prendre place au siège. Certaines organisations non gouvernementales organisent aussi des stages de formation professionnelle pour les juges en fonction. Cela a lieu une fois par an, sous forme d'ateliers et de séminaires. Le gouvernement apporte sa coopération à ces cours.
Les traitements payés aux juges sont actuellement beaucoup plus réduits que sous les administrations précédentes. Il est difficile d'estimer si les traitements sont suffisants pour qu'un juge puisse "s'en tirer" avec ce qu'il touche, et donc rester à l'abri de tout soupçon de corruption. N'oublions pas que l'Ethiopie a un taux élevé d'inflation.
Selon les dispositions de la Constitution fédérale et du code pénal fédéral, un agent de la loi doit présenter une autorisation avant d'emprisonner quelqu'un. Cette autorisation doit être délivrée par un tribunal ayant juridiction légale dans la région. Mais cette disposition est rarement appliquée. Les arrestations s'opèrent sans autorisation légale.
Une fois une personne arrêtée, elle doit comparaître dans les 48 heures devant un tribunal légalement constitué. Elle a le droit de consulter un avocat, avant de répondre à toute question que lui pose la police. Si l'accusé peut prouver qu'il n'a pas les moyens de se payer un avocat, il faut lui assigner un défenseur aux frais de l'Etat.
Mais quand il s'agit de suspects d'opposition politique, le processus est totalement différent pour ceux qui se sont mis le gouvernement à dos. Il n'est pas question de présenter une autorisation légale avant l'arrestation et le "processus légal requis" est ignoré sans aucun problème. C'est pourquoi il existe aujourd'hui des milliers de centres de détention clandestins en Ethiopie. Amnesty International et d'autres organisations humanitaires ont à diverses reprises dénoncé les violations des droits de l'homme dans ces centres. Le gouvernement Melès nie même qu'il y en ait. C'est curieux! Tout le monde sait que, journellement, des gens sont arrachés à leur maison, à leur lieu de travail et traînés dans ces centres de détention. Et pourquoi? Parce qu'ils soutiennent les partis politiques d'opposition.
Et alors, où est la justice?
END