by Isaac Nyangeri, Kenya, septembre 1997
THEME = JUSTICE
Avant la colonisation, dans chaque communauté tribale, les anciens veillaient à l'observance des coutumes, traditions et lois tribales. Ils réglaient aussi les conflits et décidaient de la peine à infliger.
Quand les Britanniques sont entrés en scène, ils ont formé, à travers tout le protectorat, ce qu'on appelait les "Tribunaux africains". C'était au début des années '20. Ces tribunaux africains étaient composés d'anciens, choisis par les chefs et approuvés par les commissaires de district britanniques. La sélection s'opérait sur base tribale.
En 1972, les tribunaux africains furent graduellement supprimés et on installa les tribunaux de district. Présidés d'abord par un magistrat non juriste, ils furent repris plus tard par des magistrats résidents.
Un magistrat ou un juge doit être titulaire d'une licence en droit délivrée par une université. De plus, pour qu'un magistrat puisse exercer au Kenya, il doit passer par l'Ecole de droit du Kenya pour pouvoir être admis au barreau.
Les magistrats sont nommés par la Commission du service judiciaire. Les juges sont nommés par le chef de l'Etat, sur avis de la Commission du service judiciaire.
Ces nominations de juges ont été controversées. On s'est plaint qu'elles étaient dominées par l'exécutif et, en particulier, que les juges nommés sortent plus fréquemment des rangs des magistrats que des rangs des avocats pratiquant en privé. Comme un avocat le disait carrément: "La nomination aux High Courts est la récompense des magistrats pour "services rendus" au système".
Il y a de très nombreuses accusations selon lesquelles le rôle de la Commission - qui consiste à recommander des juges en vue de la nomination à la High Court - est purement théorique. Pourquoi? Parce que les membres de la Commission sont eux-mêmes désignés par le chef de l'Etat, et que leurs recommandations ne lient pas légalement le président. En pratique, disent les gens, c'est le pouvoir exécutif qui choisit les juges, avec le président de la Cour suprême.
Certains membres de la profession juridique estiment que, dans le système des nominations, on devrait pouvoir prendre en considération les avis d'un corps indépendant, tel que le barreau. D'autres toutefois ne partagent pas cette opinion . Selon eux, laisser d'autres corps intervenir dans la décision de nomination créerait certainement des abus, car les candidats se sentiraient obligés de solliciter pour obtenir la charge.
Il faut noter que le président de la Cour suprême, Majjid Cockar, a réfuté les accusations selon lesquelles l'exécutif s'immiscait dans le pouvoir judiciaire: "Ces accusations n'ont aucun fondement", a-t-il déclaré.
En 1988, un amendement constitutionnel a supprimé l'inamovibilité des membres du pouvoir judiciaire. En 1990, après de fortes pressions (tant nationales qu'internationales), la Constitution fut à nouveau amendée pour restaurer la sécurité de la fonction. Pour révoquer un juge ou quelqu'autre membre de la magistrature, il faut actuellement une décision du tribunal compétent. Mais il y a encore des critiques, parce que ce tribunal de cinq membres est nommé par le président. On soutient que le président peut déterminer l'issue de la procédure par une sélection "sélective" des membres du tribunal.
Les juges écartés ont du mal à trouver un autre emploi. Cela est dû à la coutume britannique, adoptée au Kenya, qui interdit aux anciens juges d'exercer dans leur ancien ressort.
Vers 1991, se fit entendre au Kenya l'exigence d'un pluralisme politique. Ce fut aussi l'époque où la justice fut la plus critiquée. Le Kennedy Memorial Centre des droits de l'homme publia un rapport cinglant: "Si c'est la loi qui doit régir la société kényane, il doit y avoir des juges indépendants, tenus de sauvegarder tant la lettre que l'esprit des garanties constitutionnelles, des droits individuels fondamentaux".
Certains juges ont démissionné, parlant d'ingérence dans leurs fonctions. Déjà en 1987, le juge Francis Schafield a présenté sa démission parce qu'on intervenait dans l'affaire qu'il instruisait. Avant que le juge Schafield puisse terminer l'affaire en cours, le président de la Cour suprême, Cecil Miller, était intervenu et avait transmis l'affaire à un autre juge. Le juge Miller a confirmé plus tard qu'il avait retiré l'affaire au juge Schafield, après avoir reçu certains "documents secrets" du procureur général, le juge Matthew Muli.
Au début de 1997, le juge Richard Kwach s'est retiré d'une affaire dont il s'occupait, disant qu'il ne pouvait pas continuer, car il était incapable d'émettre un jugement indépendant. Il refusa ensuite d'aller à Mombasa pour un séminaire, sous prétexte qu'il était malade. Selon des sources bien informées, on complotait de le tuer en chemin.
Le juge Kwach faisait aussi partie de la commission chargée d'enquêter sur le meurtre brutal du ministre des Affaires étrangères du Kenya, le Dr John Ouka. La commission, présidée par le juge Evans Gicheru, assisté des juges Kwach et Akilano Mdade Akiwumi, avait été nommée en 1990. La commission fonctionnait depuis exactement 246 jours, quand le président arap Moi termina son mandat. Ces juges sont tenus en haute estime, comme le symbole de l'indépendance judiciaire. On les a félicités pour avoir fait preuve du "sens le plus élevé de patriotisme et d'intégrité au service de la loi et du maintien de la justice".
Un magistrat m'a raconté qu'"au Kenya, les tribunaux sont indépendants et impartiaux. Il y a peut-être quelques cas d'ingérence de l'exécutif, mais chaque magistrat ou juge devrait savoir individuellement comment traiter son affaire". Le premier magistrat que j'ai contacté sur le sujet a refusé l'interview disant qu'il devait obtenir l'autorisation du greffier en chef du bureau du président de la cour d'appel: "Ce n'est pas que nous cachions quoi que ce soit, a-il dit, mais c'est le protocole"...
Le président de la Cour suprême a précisé jusqu'où va l'indépendance du juge quand il instruit une affaire. Selon lui, "l'indépendance de la magistrature concerne toutes pensées, actes et décisions relatifs à l'affaire particulière dont est chargé un membre du siège. Et cela dure jusqu'à ce que le jugement soit rendu".
Un atelier patronné par l'Agence des Etats-Unis pour le développement international s'est tenu dernièrement; y assistaient des magistrats de quinze districts du Kenya. Le thème de l'atelier était: "Vers une justice efficace". Entre autres sujets, l'atelier a discuté de la corruption parmi magistrats, greffiers de tribunaux et procureurs.
La disparition de dossiers, due à des greffiers, est monnaie courante. Il est certain que certaines sommes d'argent changent de mains pour que tel dossier particulier "disparaisse" opportunément. En fait, la corruption chez les greffiers est devenue si courante qu'une plaisanterie court à ce sujet dans les milieux juridiques: maintenant que le traitement des magistrats a été augmenté, leur rémunération pourrait arriver au niveau de "ce que gagne" leur greffier.
On reproche aux procureurs de prendre toutes les plaintes au premier degré, et de ne pas comprendre ce qu'il y a derrière telle plainte concrète. Au cours de l'atelier, le juge John Mwera a proposé que les procureurs suivent des cours de droit pour les rendre capables de comprendre le milieu où ils travaillent. Après ces cours, ils devraient obtenir un certificat ou un diplôme de compétence.
Il y a des tribunaux subordonnés, divisés en première et seconde classe. Ces tribunaux traitent les affaires au civil comme au pénal. Les tribunaux Khadi constituent un autre type de tribunal qui s'occupe des affaires musulmanes. Il y a les High Courts, qui ont une juridiction illimitée pour toutes les affaires, y compris l'appel des décisions des tribunaux subordonnés. La Cour suprême du pays est la cour d'appel.
On se plaint du manque de communication réelle dans les chambres des tribunaux. On a réclamé la simplification de la terminologie au tribunal. Selon le prof. A. Gaskins (faculté de droit, université Moi), les illettrés ont de grandes difficultés quand ils doivent comparaître parce qu'ils ne comprennent pas la terminologie juridique (plus le fait qu'elle contient un tas de mots latins!). Les avocats et les juges demandent une simplification du langage juridique, pour que tous puissent avoir correctement recours à la loi.
Ici, il faut rappeler qu'au Kenya on a fait un effort pour résoudre les conflits par voie d'arbitrage, plutôt que de devoir subir un procès de longue durée. L'arbitrage est le procédé par lequel les parties en conflit se mettent d'accord pour s'en référer au jugement d'un tiers neutre, respecté, plutôt que de voir le conflit réglé publiquement au tribunal.
Cependant, en général, l'arbitrage n'a pas pris racine au Kenya. Ceux qui souhaitent l'arbitrage sont surtout des industries de la construction ou des assurances. Les arbitres enregistrés sont peu nombreux; c'est pourquoi peu de gens font appel à eux.
Ceux qui doivent faire observer la loi doivent parfois arrêter des gens. La Constitution traite de ce sujet dans le chapitre cinq : la déclaration des droits. Il stipule qu'une personne ne peut être détenue ou emprisonnée sans jugement. Concernant l'arrestation ou la détention, la personne doit être informée le plus tôt possible des motifs de son arrestation ou de sa détention. Une personne arrêtée doit être présentée au tribunal dans les 48 heures de l'arrestation, sauf si cela se passe pendant un weekend ou un jour de congé. En cas de crimes graves, comme le meurtre ou la trahison, la personne doit être présentée au tribunal dans les quinze jours de l'arrestation.
Il y a eu de nombreuse plaintes à propos des insuffisances et des lacunes de la déclaration des droits. Les droits fondamentaux du citoyen sont garantis dans les sections 70 et 83, mais sont alors modifiés par certaines clauses limitatives qui requièrent une interprétation prudente.
En pratique, il semble que les règles relatives à l'arrestation et à la détention des suspects ne soient pas respectées. L'ignorance a été citée comme cause principale des arrestations arbitraires. Le magistrat principal de Mombasa, Aggrey Muchelule confie: "Un policier croit être tout- puissant et les gens entretiennent cette idée".
Oui, le Kenya a le cadre légal nécessaire pour garantir les droits des citoyens; mais c'est la mise en pratique de ce cadre légal qui laisse la place aux améliorations.
END