by Aliou Bâ, Sidi Ould Sbaï, Mauritanie, octobre 1997
THEME = JUSTICE
Le pouvoir judiciaire mauritanien est-il doté des moyens nécessaires à l'exercice de sa mission? Le juge mauritanien a-t-il un impact dans la protection des libertés publiques, des droits individuels et collectifs? Quelles sont les règles relatives à la fonction de juger en Mauritanie? Une brève étude rétrospective de l'évolution de notre droit judiciaire permettra de mieux comprendre l'organisation judiciaire actuelle.
En Mauritanie, l'organisation judiciaire a connu trois réformes importantes: dans les années 60, dans les années 80 et en janvier 1993.
Survenue au lendemain de l'indépendance, cette première réforme a été décrite dans la loi 61.123, du 23 juin 1961, qui opère une synthèse entre l'héritage du long passé pré-colonial de la Mauritanie et l'héritage de son passé colonial. Elle consacre la cohabitation entre les juridictions cadiales, appliquant les principes du droit judiciaire musulman, et les juridictions introduites par le législateur à la veille de l'indépendance et qui sont inspirées du modèle français. On se retrouve ainsi avec deux types de juridictions: les juridictions de droit musulman, et les juridictions dites de droit moderne, d'inspiration latino-germanique.
Les juridictions de droit musulman ont compétence en matière civile et commerciale; mais, dans la pratique, cette compétence n'est que symbolique et formelle. En fait (voir l'article 1 du CPCCA, le Code de procédure civile, commerciale et administrative), les juridictions de droit moderne prévalent sur la scène judiciaire. Ces dernières se voient confier le règlement des litiges concernant l'administration et les questions relatives aux techniques et aux organisations modernes. Pour le secteur commercial, on fait alterner deux critères: celui de la forme d'activité et celui dit de la volonté. La loi distingue en effet le critère de la forme, visant les entreprises constituées sous forme de société et les commerçants inscrits au registre de commerce; et le critère de la volonté, qui laisse aux parties la possibilité de choisir l'application du droit moderne si elles le désirent.
Ainsi, la conjugaison de ces deux critères a permis l'extension de la compétence des juridictions modernes et, de ce fait, le législateur mauritanien a copié, en les adaptant, les principales juridictions françaises: tribunal de première instance, tribunal du travail (conseil de prud'hommes en France), et une cour criminelle rendant des décisions non susceptibles d'appel, tout en consacrant le principe du double degré de juridiction.
Une cour d'appel à été créée comprenant deux chambres: l'une, chambre de droit moderne, compétente pour les appels interjetés contre les jugements rendus en premier ressort par les juridictions de droit moderne; et l'autre, chambre de droit musulman, compétente pour connaître de l'appel interjeté contre les décisions rendues en premier ressort par les juridictions de droit musulman.
Il est important de signaler que le législateur mauritanien n'a pas établi une distinction entre les juridictions d'ordre administratif et celles d'ordre judiciaire. La Cour suprême de Mauritanie peut être analysée comme une synthèse du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation.
Cette réforme des années 60 a été sévèrement critiquée. Pour certains, la méthode de répartition des compétences entre les deux juridictions (musulmane et moderne) était désordonnée et empirique, elle n'avait fait l'objet d'aucune réflexion sérieuse. Pour d'autres, la dichotomie officielle entre juridiction de droit musulman et juridiction de droit moderne présentait une synthèse mal achevée entre les différentes sources de droit et laissait penser que le droit musulman est un droit archaïque opposé à un droit dit moderne.
Aussi, les pouvoirs publics s'empresseront d'élaborer une seconde réforme, visant la conformité de l'organisation judiciaire à la sharia (ensemble de normes juridiques islamiques).
La réforme, énoncée dans l'ordonnance 83144 du 23 juin 1983, sur la réorganisation de la justice, met fin à l'ambivalence de la justice. Son article premier dit que: "sur le territoire de la République islamique de Mauritanie, la justice est rendue, conformément aux dispositions de la présente ordonnance, par les tribunaux départementaux, les tribunaux régionaux, les tribunaux de travail, les cours criminelles, une cour spéciale de justice, une cour d'appel et une Cour suprême".
Elle abolit la distinction établie entre les juridictions de droit musulman et les juridictions de droit moderne. Cette abolition est faite au profit du droit musulman dans la mesure où l'article 1 de l'ordonnance 83164, du 9 juillet 1987, portant institution du CPCCA, dit que "les juridictions connaissent de toutes les affaires, découlant du statut personnel, financier, civil, commercial ou administratif; elles jugent suivant la règle du droit musulman, selon la règle prévue par le présent code."
Cette référence à une source de droit canonique, qu'aucun musulman ne peut récuser, a ouvert la voie à l'arbitraire et, mieux, à l'incertitude. Certains magistrats s'estiment autorisés, par l'article ci-dessus, à écarter toutes les dispositions législatives et réglementaires non conformes à l'opinion d'une partie de la doctrine musulmane.
Comme le rappelle l'AIC (Association initiative civique, dirigée par le prof. Mohamed Mahmoud Ould Mohamed Salah, avocat): "Dans une société musulmane comme l'est la société mauritanienne, le droit positif doit naturellement s'abreuver aux sources islamiques. Mais une règle morale ou religieuse ne devient, dans le cadre d'un Etat organisé, une règle de droit que si elle est élaborée par des organes qui ont qualité pour le faire, et les juges sont tenus d'appliquer toutes les lois en vigueur tant qu'elles n'ont pas été abrogées..."
La nouvelle réforme de la loi du 21 janvier 1993 est la conséquence de l'instauration de la démocratie en Mauritanie. Elle supprime la cour spéciale de justice (considérée comme une juridiction d'exception incompatible avec un régime démocratique) et instaure d'autres juridictions indispensables à cette nouvelle orientation politique: le Conseil constitutionnel, la Haute Cour de justice et la Cour des comptes. Elle met donc en place de nouvelles institutions judiciaires, mais elle s'arrête là, sans se pencher sur la formation des juges, qui reste un problème insoluble.
La formation est la première condition de la fonction de juger. Un juge doit être capable d'appréhender la signification technique des normes qu'il applique, tout comme il doit être amené à en saisir la portée économique et sociale. Il doit, à l'occasion des litiges qui lui sont soumis, forger, en tant que technicien du droit, une jurisprudence simple et réaliste, précise et claire.
Aujourd'hui, on constate une absence d'homogénéité dans la formation de nos magistrats, certains ayant été formés à l'ISERI (Institut supérieur des études religieuses et islamiques), d'autres ayant suivi un cursus différent.
Pour être magistrat il faut être titulaire de la maîtrise en droit ou en sharia, de la licence en droit ou en sharia (4 ans) ou d'un diplôme universitaire équivalent, et avoir effectué, après sélection par voie de concours, deux années de formation réussies à la section judiciaire de l'ENA (Ecole nationale d'administration), ou dans un établissement équivalent.
Il faut cependant noter que le séjour à l'ENA n'est pas articulé autour d'un programme juridique de qualité, et est souvent considéré comme une formalité. Les pouvoirs publics gagneraient à mettre en place un centre de formation préparant nos magistrats aux exigences de leur mission. Comme le dit si bien la AIC: "Il ne peut y avoir de justice, s'il n'y a pas des professionnels du droit passant par le même moule et se référant aux mêmes valeurs, en l'occurrence celles de l'Etat de droit".
Pour mener à bien sa mission, le juge doit être totalement indépendant vis-à-vis de tout ce qui est de nature à affecter son impartialité. En plus de ses propres qualités personnelles, le juge doit bénéficier d'un statut protecteur. La Constitution du 20 juillet 1991 pose clairement le principe de l'indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif.
Ce principe constitutionnel d'indépendance n'est en réalité qu'un mythe. Tout d'abord la durée de la période intérimaire (7 ans) fragilise le magistrat par rapport au pouvoir exécutif, dans la mesure où c'est le ministre de la Justice et le Conseil supérieur de la magistrature, dont les membres sont nommés directement ou indirectement par l'exécutif, qui va décider de leur sort, durant et à l'issue de cette période.
Ensuite, il faut observer que le ministre de la Justice a des pouvoirs énormes sur les magistrats, soit directement, puisqu'il nomme les conseillers dans certaines juridictions et même parfois les magistrats à titre intérimaire, soit indirectement en raison de son poids dans le Conseil supérieur de la magistrature. Il faut en outre noter que l'avancement est soumis, dans une large mesure, à la volonté du pouvoir exécutif.
On comprend donc que les magistrats se sentent psychologiquement subordonnés au ministre de la Justice et que, dans certaines affaires, ils soient tentés de requérir ou d'attendre ses instructions avant de trancher, par crainte de représailles. Le droit mauritanien ne connaît pas le principe de l'inamovibilité des magistrats de siège. Cette garantie, consacrée dans d'autres systèmes, met en effet le juge à l'abri de toute pression gouvernementale.
D'autres facteurs entrent en jeu pour un bon exercice de la fonction judiciaire: l'environnement social et politique du juge qui, en Mauritanie, est caractérisé par la faiblesse des structures étatiques et le poids de la pression sociale, tribale et autre.
Dans cette perspective, le juge mauritanien est complètement dépassé. En effet, l'encadrement étatique est défectueux; l'administration joue mal son rôle; le juge se trouve souvent, pour statuer, devant des pièces d'état civil taillées sur mesure, des procès-verbaux qui déforment, grossissent ou dénaturent les faits, des attestations de complaisance qui ne sont pas de nature à faciliter sa tâche.
Le juge mauritanien reste très exposé aux pressions de son milieu social, où l'individu n'a encore aucune autonomie par rapport au groupe parental, tribal, ethnique ou régional. L'utilisation par l'Etat du tribalisme et du régionalisme font que le juge ne ressent pas objectivement le besoin de rompre avec le milieu social qui lui assure appui (pour une éventuelle promotion) et protection (contre une éventuelle sanction); d'où l'effondrement d'une garantie essentielle de bonne administration de la justice: la neutralité sociale du juge.
Parmi les contraintes qui pèsent sur le pouvoir judiciaire signalons celles qui découlent de la situation des auxiliaires de justice.
A côté des juges chargés de dire le droit, interviennent d'autres acteurs dont le concours pour une bonne administration de la justice est indispensable.
Ces acteurs, appelés auxiliaires de la justice, sont aussi importants que les juges. Leur situation doit leur permettre de jouer pleinement leur rôle, d'autant plus que le jugement forme un tout indivisible, allant de l'introduction à l'instance jusqu'à exécution définitive de toute décision de justice.
La Mauritanie compte quelque 210 magistrats pour une population de 2 millions d'habitants.
De leur côté, les avocats, au nombre de 250, traversent une situation extrêmement difficile. Le niveau de la justice d'un pays dépend de celui de ses avocats. Ce sont eux qui donnent au litige sa première formulation juridique. Mais la conjonction de plusieurs facteurs a fini par ôter aux avocats leur véritable rôle.
Les obstructions et blocages opérés par l'Etat quant à l'exécution des décisions contre les établissements publics (ou privilégiés) ont contribué largement à l'appauvrissement de ce corps.
L'ordre national des avocats est miné par des tendances diverses et fortes, qui ont conduit à la création d'un Syndicat des avocats de Mauritanie (SAM), perçu comme une organisation parallèle à l'ordre national, proche du pouvoir.
Rappelons que depuis l'institution du CAPA (Certificat d'aptitude à l'exercice de la profession d'avocat), en 1992, la profession d'avocat est soumise à une véritable sélection par l'ISEP (Institut supérieur d'études professionnelles).
En ce qui concerne les autres professions judiciaires (notaires, huissiers, experts judiciaires), il y avait un vide juridique total. Ce n'est qu'en juillet 1997 que le législateur, sous la pression des bailleurs de fonds, la Banque mondiale et le FMI, a fini par adopter les textes relatifs à ces professions.
En conclusion, on peut retenir qu'après de multiples hésitations, le législateur a doté la Mauritanie d'un arsenal juridique susceptible de garantir l'exercice souverain du pouvoir judiciaire.
Force est cependant de reconnaître que les lois sont en avance sur la réalité sociale et politique du pays. Mais, avec des lois techniquement bien faites, les instances d'une jeune démocratie et le dynamisme de la société civile, nous finirons un jour par asseoir les bases d'une véritable justice s'exprimant pleinement en dehors de toute contrainte morale, politique, économique ou sociale, surtout si la volonté des pouvoirs publics ne fait pas défaut.
END