by Charles Ntampaka, Belgique, 15 novembre 1997
THEME = JUSTICE
La justice constitue une garantie du respect des droits de l'homme dans tout Etat de droit. Rendue par les cours et tribunaux, elle dépasse le cadre judiciaire et couvre la justice sociale, sans laquelle l'appareil judiciaire ne peut rétablir la paix sociale.
Cet article décrit le pouvoir judiciaire au Rwanda tel qu'il est organisé par la Constitution et les lois, mais ne couvre pas la pratique judiciaire qui ne suit pas toujours le prescrit légal. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, au Rwanda la loi votée ne traduit pas nécessairement le vécu de la population; elle est plutôt l'expression d'une volonté politique d'amener la population à l'adoption d'institutions nouvelles inspirées des lois occidentales.
Le Rwanda compte aujourd'hui environ 7 millions d'habitants. Il comptait, avant le génocide et les massacres d'avril 1994, 742 magistrats, dont 52 juristes.
Dans les lignes qui suivent nous traiterons cette question en quatre points: 1. l'organisation judiciaire, la formation et les conditions de nominations des magistrats; 2. le rôle effectif du pouvoir judiciaire; 3. le ministère public; et 4. les droits de la défense.
L'appareil judiciaire - Aux termes de l'article 25 des accords de paix d'Arusha (protocol du 30 octobre 1992) relatifs au partage du pouvoir, "le pouvoir judiciaire est exercé par les cours et tribunaux et autres juridictions; il est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif". Et l'art. 27-a du même protocol affirme: "La Cour suprême est le garant de cette indépendance" .
La structure de la justice au Rwanda se présente comme suit: une Cour suprême comprenant cinq sections: la Cour de cassation, la Cour constitutionnelle, la Cour des comptes, le Conseil d'Etat et le département des cours et tribunaux, quatre cours d'appel (Kigali, Ruhengeri, Nyabisindu et Cyangugu), douze tribunaux de première instance et 143 tribunaux de canton. Au sein des tribunaux de première instance sont organisées des chambres spécialisées, chargées des poursuites des crimes de génocide et de crimes contre l'humanité.
A côté des juridictions de l'ordre judiciaire existent des juridictions militaires: le Conseil de guerre et la Cour militaire, compétents pour les infractions commises par les militaires. Les magistrats, militaires de carrière, ne sont pas à l'abri des pressions dans l'exercice de leurs fonctions. Leur promotion dépend de leur fidélité au système en place.
Un ministère public est organisé au niveau de chaque juridiction.
Les magistrats - Sur les 742 magistrats en fonction avant le mois d'avril 1994, 260 sont rentrés au pays, dont 12 juristes. Pour combler les vides, une formation de trois mois pour des futurs candidats magistrats a été dispensée par l'association belge "Réseau de citoyens", en collaboration avec le ministère belge de la Justice. Plus de 400 personnes ont été ainsi formées.
Le Conseil supérieur de la magistrature "décide de la nomination, de la révocation et, en général, de la carrière des magistrats autres que les président et vice-présidents de la Cour suprême" (art. 39). Le président de la Cour suprême signe les actes de nomination et de cessation des fonctions des magistrats du siège, après décision du Conseil supérieur de la magistrature.
Officiellement, le critère ethnique ne joue aucun rôle dans la nomination des magistrats; mais force est de constater qu'en réalité les sélections administratives en tiennent compte, et que l'ethnisation de la magistrature est malheureusement une réalité qui risque d'hypothéquer l'image de la justice.
Le salaire du magistrat rwandais est proportionnel aux autres salaires. Les dévaluations intervenues ne mettent pas les magistrats hors du besoin. Le risque de prébendes subsiste.
Dans un article publié dans la revue "Dialogue", n. 199, un ancien magistrat s'interroge sur l'absence d'indépendance de la magistrature: "Doit-on chercher la cause des violations de ces garanties fondamentales dans l'ignorance de la plupart de ces magistrats, formés en l'espace de trois mois? Le fait même de mettre au sein de ces chambres spécialisées des magistrats non juristes, ne répond-il pas à une volonté politique délibérée: celle d'avoir sous la main des magistrats dévoués au pouvoir exécutif, surtout à l'armée?"
Même si les principes constitutionnels garantissent l'indépendance des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions, leur indépendance n'est pas pour autant assurée dans les faits. La nomination est en effet précédée d'une sélection administrative effectuée par le pouvoir exécutif, qui reste finalement le maître du jeu. Dans la mesure où le changement de gouvernement entraîne automatiquement la déchéance des magistrats qui avaient été nommés par lui, il est difficile de parler d'une indépendance de la magistrature en l'absence d'une professionnalisation.
En outre, on constate une immixtion accrue de l'exécutif dans les affaires judiciaires. Ainsi, des magistrats ont été emprisonnés ou démis de leurs fonctions parce qu'ils avaient refusé d'exécuter les ordres donnés par les autorités administratives, ou parce qu'ils avaient décidé de relaxer des personnes emprisonnées à tort... Ce fut notamment le cas du procureur près le tribunal de première instance de Butare, arrêté et inculpé de génocide, et de celui de Kibuye, démis de ses fonctions.
L'indépendance de la magistrature est également mise en cause par la pression exercée de l'extérieur. Certains groupes de pression parviennent à semer le tumulte dans le tribunal et à empêcher la poursuite de l'audience ou organisent des manifestations sur la voie publique lorsque la justice a libéré provisoirement un détenu... Les témoins à décharge n'osent pas se manifester...
Le ministère public comprend un parquet général près la Cour suprême, quatre près les cours d'appel, un parquet de la République près chaque tribunal de première instance, un auditorat militaire près le Conseil de guerre, et un auditorat général près la Cour militaire. Le ministère de la Défense exerce un contrôle direct sur les auditorats militaires.
Le ministère public a comme chef hiérarchique le ministre de la Justice. Il dispose du droit d'injonction, c'est- à-dire qu'il peut ordonner des poursuites ou les faire suspendre. Mais, à côté du ministère public habilité à mener les poursuites, existe une commission de triage administrative, compétente pour décider des libérations ou du maintien en détention des personnes poursuivies pour génocide.
La recherche des infractions est assurée par la police judiciaire qui comprend les officiers du ministère public, les inspecteurs de police judiciaire répartis en deux catégories: les inspecteurs à compétence générale, notamment les officiers et sous-officiers de la gendarmerie, les fonctionnaires des douanes et des impôts; et les inspecteurs de police judiciaire à compétence limitée, notamment les agents des services de renseignement, les inspecteurs des forêts, les inspecteurs du travail, les bourgmestres, les commandants des camps militaires. Leurs compétences varient selon les matières, selon le territoire couvert par leurs actions ou les personnes à poursuivre.
En principe, le ministère public est indépendant dans les investigations à mener. Il ne reçoit d'ordre que du ministre de la Justice. Mais en réalité, cette indépendance n'est que formelle, car la pratique quotidienne montre une forte ingérence de l'armée et des autorités administratives dans les affaires judiciaires. Pourtant, selon la loi fondamentale, ces services n'ont de pouvoir d'arrestation que dans les matières non déterminées par la loi. Mais on constate que beaucoup de gens ont été arrêtés par des militaires et maintenus en prison sans que le ministère public soit intervenu.
L'ordre des avocats, créé en 1950 pour le "Ruanda-Urundi", n'a jamais fonctionné au Rwanda. Un système de représentation en justice avait été accepté en 1984, sans tenir compte des règles généralement utilisées dans l'établissement et le fonctionnement d'un barreau, notamment le devoir de défendre tout le monde. Une loi du 30 juillet 1997 a mis en place un barreau rwandais, et quarante avocats ont prêté serment le 30 août 1997.
Le droit de la défense est repris par la Constitution et les lois, mais les observateurs des procès relatifs au génocide affirment que le droit à la défense n'est pas toujours respecté au Rwanda.
Le nombre élevé de personnes poursuivies ne permet pas d'assurer leur défense. Le Rwanda compte environ 130.000 détenus poursuivis pour crime de génocide. De janvier à octobre 1997, la justice rwandaise a rendu 195 jugements, dont 79 condamnations à mort, 57 emprisonnements à vie et 10 acquittements.
En outre, le nombre réduit d'avocats et les risques de la défense encourus par des avocats indépendants sont importants. Les avocats rwandais, selon un rapport de l'Association rwandaise pour la défense des droits de l'homme (ARDHO), sont peu nombreux, mais ils ont aussi peur de la réaction populaire, qui les qualifie de complices du génocide lorsqu'ils s'engagent à défendre les prévenus poursuivis pour cette infraction. Deux associations assurent la défense: Avocats sans frontières pour les prévenus et la partie civile, et AVP (Association des volontaires de la paix) pour les victimes et leurs ayants droit.
Il ne peut y avoir respect du droit de la défense sans que les témoins à charge et les témoins à décharge puissent comparaître librement. Le problème de la comparution des témoins à décharge se pose avec acuité, même devant le tribunal pénal international (TPI) pour le Rwanda.
L'exemple le plus frappant est donné dans la revue La Lettre du CLADHO (n. 18, juillet/août 1997, page 14); il y est écrit: "La plupart des procès qui ont eu lieu jusqu'ici se caractérisent par la non- camparution des témoins à décharge pourtant cités par le prévenu. Et quand comparution il y a, les témoins sont menacés, comme cela s'est récemment produit pour le témoin à décharge dans le procès de Munyagishari Silas à Gitarama. Après son témoignage lors de l'audience du 3 mai 1997, Mme Nyirajyambere Annonciata a subi des menaces graves, de sorte qu'elle a dû déménager pour trouver asile ailleurs; pire encore, elle a dû quitter son service pour que ses agresseurs ne la retrouvent pas; enfin elle n'a pas osé témoigner à l'audience du 10 mai 97, alors qu'elle était le principal témoin à décharge. De même, deux autres témoins à décharge, qui devaient comparaître ce jour 10 mai, terrifiés par ce cas, ont eu peur de témoigner verbalement devant le siège: ils ont demandé à ce que le tribunal reçoive leurs témoignages par écrit. Le siège a purement et simplement rejeté cette demande."
Les obstacles au bon fonctionnement de la justice peuvent être de nature institutionnelle, comme le contrôle de l'exécutif sur la justice, facilité par l'absence de magistrats de carrière, par le contrôle sur les salaires et les promotions, les sélections au moment des nominations
La formation peu poussée des magistrats constitue également un obstacle: le poste occupé est une faveur et non un droit. Cela crée un manque de confiance en soi et un risque de pression des pouvoirs politiques et autres sur les magistrats.
La justice ne convient pas aux justiciables: des pressions de la rue sont fréquentes pour obliger les magistrats à juger dans un sens ou dans l'autre, surtout dans les procès relatifs au génocide. La population comprend mal les procédures judiciaires. Il y a un risque réel de vengeances extrajudiciaires (trop souvent on prend le prévenu pour un condamné).
Le nombre élevé des prévenus et le peu d'équipement des juridictions sont autant d'éléments qui handicapent l'administration de la justice.
Mais on peut aussi évoquer une autre conception de la justice. La société traditionnelle privilégie la conciliation et évite autant que possible les procès qui ne font que cristalliser les antagonismes au lieu de les aplanir.
Cet aspect mériterait d'être approfondi.
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