by Alain Agboton, Sénégal, octobre, 1997
THEME = JUSTICE
Dans les textes, l'armature juridique garantit l'indépendance de la magistrature vis-à-vis des autres pouvoirs, c'est indéniable. Mais la réalité est tout autre.
Un auteur célèbre du siècle dernier s'exclamait: "L'indépendance est un mot immense, qui enferme un monde intellectuel et moral, toute la pensée et toute la réserve, tout ce qui détache l'individu du troupeau pour en faire un homme". Remarques philosophiques qui font estimer à ce magistrat que l'indépendance doit être considérée sous deux angles: "sur le plan global et sur le plan personnel".
En effet, à ce second niveau, malgré les garanties formelles, ("des textes merveilleux", observe-t- on), un magistrat est quasiment un "crève la faim". Il est mal payé, soit au plus 250.000 fcfa ou 2.500 FF, au regard des sujétions et des pressions dont il est souvent l'objet. Il se doit de résister à tout moment. Et toute autre activité salariée d'appoint lui est interdite, sauf une activité scientifique, pour laquelle une autorisation spéciale est d'ailleurs requise.
La "grille d'évolution" promotionnelle privilégie la compétence et l'ancienneté. On reconnaît généralement que les nominations font rarement l'objet de contestations. Seulement, le problème actuel est que nombre de magistrats ne sont pas titulaires de leur poste. Ils sont souvent nommés par intérim. On imagine la précarité de leur situation. Au total, d'aucuns considèrent à ce propos que la justice est "une maison de verre".
Le ministre de la Justice, M. Jacques Baudin, reconnaît que, dans ces conditions d'indigence salariale, il est malaisé pour le magistrat d'être réellement libre vis-à-vis des puissances d'argent, des autres pouvoirs, de tous les justiciables. "Celui qui a faim n'étant pas libre", il importe que le magistrat sénégalais soit mis dans des conditions telles qu'il ne tombe pas dans certains travers, qu'il ait une "conscience claire" de sa mission et des vicissitudes quelle entraîne, qu'il ait un grand esprit de sacrifice, un grand courage, un "sens aigu de sa fonction" pour résister aux tentations quelles qu'elles soient, relève ce juriste.
Au plan institutionnel, la Constitution affirme l'indépendance des juges; mais qu'en est-il dans la pratique, dans le vécu quotidien? Il y en a qui "y croient, la vivent et l'appliquent", et d'autres beaucoup moins. Dans quelle proportion?
Force est de reconnaître que les magistrats subissent d'énormes pressions. Quand par exemple des millions de francs sont en jeu et que les magistrats - qui doivent avoir un certain "standing", une certaine "notoriété" et une certaine "crédibilité" - en sont à quémander un ticket d'essence, à utiliser des expédients pour "joindre les deux bouts", on peut comprendre qu'ils cèdent à la corruption...
Pour le ministre, garde des Sceaux, ancien avocat et magistrat, le pouvoir judiciaire reste indépendant, puisqu'il ne fait l'objet d'aucune intervention ou influence intempestive. L'unanimité semble toutefois se faire autour de la nécessité d'améliorer substantiellement le traitement des magistrats pour réduire la quantité et la qualité des "pressions".
D'autres questions se posent. Pourquoi la justice doit-elle être indépendante? A quoi sert cette indépendance? Quels sont ses critères et ses conditions d'effectivité?
Le pouvoir judiciaire, de fait, fonde la démocratie, affirme un avocat. Sentiment que partage M. Abdou Diouf, président de la République, pour qui, "si les administrateurs constituent le pilier de la démocratie, la justice, elle, représente le socle sur lequel repose la démocratie. La justice doit jouer un rôle d'arbitre, d'équilibre entre les différentes institutions".
Et notre homme de robe renchérit: le pouvoir judiciaire est une "composante, le fondement de tout système démocratique", il est le gage d'une "bonne gouvernance".
Le pouvoir judiciaire au Sénégal est exercé par le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat, la Cour suprême, la Cour de cassation, les cours et les tribunaux.
Ces juridictions forment donc le pouvoir judiciaire dont la mission est de "contrôler les activités" du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, et d'examiner l'ensemble des rapports liant les citoyens entre eux. Pour ce qui les concerne, le Conseil constitutionnel, composé de neuf hauts magistrats hors hiérarchie, veille à la constitutionnalité des lois, et le Conseil d'Etat, lui, s'occupe des abus de pouvoir dont pourrait se rendre coupable l'administration.
Les magistrats siègeant dans ces deux institutions et à la Cour suprême sont relativement bien payés; hormis les avantages en nature, en effet, ils disposeraient d'émoluments tournant autour de 500.000 fcfa (soit 5.000 FF). Ce qui est significatif par rapport au niveau de vie du Sénégalais moyen, dont le revenu est d'une quarantaine de milliers de francs cfa (400 FF).
Dans le dispositif du pouvoir judiciaire, on distingue notamment deux catégories de magistrats ou juges: les magistrats du parquet, et les magistrats du siège (ou magistrats assis). Nommés par le chef de l'Etat, autrement que sur une base ethnique, ils sont inamovibles. Leur nombre serait de quelque 220 personnes. Le déficit est patent. C'est la raison pour laquelle, en dépit des contraintes budgétaires, le chef de l'Etat a décidé récemment de recruter une centaine de magistrats d'ici à l'an 2000.
Leur distribution territoriale est inégale. Quelque 90% des magistrats se trouveraient dans la région de Dakar, où d'ailleurs 90% de l'activité économique est concentrée. On remarque cependant une amorce de redéploiement notamment vers le nord, nouveau pôle économique potentiel avec les barrages sur le fleuve Sénégal.
Les magistrats du parquet ou "magistrats debout" (ils parlent debout lors des audiences) sont les procureurs, qui sont chargés des relations publiques de la justice et sont en contact permanent avec la police, la gendarmerie, les douanes, l'administration, les plaignants. Il y a, enfin, les substituts chargés des poursuites.
Deuxième catégorie: les magistrats du siège, ou "magistrats assis", ainsi baptisés parce qu'ils siègent dans les tribunaux en position assise. Ils se subdivisent en deux familles de magistrats: ceux qui sont dans les juridictions de jugement (ils disent le droit) et ceux qui instruisent les dossiers, c'est-à-dire les "juges d'instruction".
Les avocats, qui seraient au nombre de quelque trois cents, se répartissent en deux groupes: les avocats inscrits au grand tableau, au nombre de 270 environ, et une vingtaine d'avocats stagiaires. Ces derniers, apprentis avocats, ne peuvent pas prendre d'affaires sous leur nom, sauf en matière pénale pour défendre les prévenus.
Il va sans dire qu'ils sont, eux aussi, en nombre insuffisant; ils seraient quelque 240 à Dakar. On le constate: toujours cette hyper-concentration à Dakar!
L'avocat gagne-t-il bien sa vie? Sa situation financière dépend du nombre et de l'importance des affaires, de la dimension du cabinet, de la spécialisation (encore balbutiante) et de beaucoup d'autres facteurs déterminants, a-t-on coutume de murmurer pudiquement.
Les droits de la défense sont généralement garantis et respectés, et les cas de violation sont rarissimes, se plait-on à souligner. Mesure toute récente: lors de leur mise en examen (ou interpellation), l'assistance d'un avocat est permise aux interpellés. L'avocat est autorisé à participer à toutes les étapes de la procédure. Généralement, dans les postes de police les "choses se passent assez bien", et les détenus ont la possibilité de dénoncer les tortures dont ils pourraient être victimes. Après 72 heures de garde à vue, un médecin peut procéder à un examen du détenu. L'on a vu récemment des officiers de police sanctionnés pour des cas de torture avérés.
La police du Sénégal ne procéderait pas à des arrestations arbitraires. Ce phénomène, semble-t-il, n'est pas connu dans le pays.
Comme dans tout système judiciaire, on accuse la justice de lenteur et on lui reproche d'être à deux vitesses. "Faux débat", s'indigne un avocat, car "lorsqu'elle veut faire vite, elle s'y entend. Il est vrai", concède-t-il pourtant, "que les voleurs de poules sont relativement plus lourdement pénalisés que les voleurs en col blanc".
Cet homme de loi d'expérience, évoquant un autre aspect de la question, dit qu'il y a lieu de considérer le facteur "paix sociale", dont les juges de référé sont les garants dans la mesure où ils sont amenés à décider rapidement, - là où des questions d'urgence et/ou de difficultés d'exécution de la décision se posent - sans trancher le litige sur le fond.
Les lenteurs pourraient être jugulées avec l'institution prochaine de "Maisons de la justice", qui allègeraient significativement les procédures pour les "petites affaires". Ce projet devrait voir le jour avec l'assistance d'une institution compétente des Nations unies. De même, des "juges de mise en état" pourraient être nommés bientôt afin qu'ils puissent faciliter, en amont, la constitution rapide des dossiers et ainsi désencombrer les procédures. Jusqu'à présent, un seul juge constitue les dossiers. Et le magistrat peut avoir jusqu'à 300 dossiers par audience.
Les magistrats comme les avocats ont sensiblement la même formation. La maîtrise en droit est requise, pour eux tous. Pour les magistrats, un concours à l'Ecole nationale d'administration et de magistrature (ENAM) est ensuite nécessaire. Deux ans de formation, et une moyenne de 10 sanctionnant les examens de fin d'année, doivent leur permettre d'être recrutés par l'Etat.
Les magistrats doivent être de leur temps, d'où la nécessité d'un recyclage, d'une adaptation et d'une intégration, insistent-ils tous en choeur. L'importance de s'inscrire dans leurs réalités locales autant que dans celles que commande la mondialisation de l'économie ne leur échappe pas. Ils ont conscience qu'il est hors de question qu'ils soient des agents antiéconomiques, à l'heure des nouveaux défis.
La remise en cause doit, par conséquent, être permanente, afin de conceptualiser les réalités naissantes, et à la limite abandonner le touche-à- tout.
Les magistrats n'ont pas le droit de se syndiquer et leurs revendications, salariales ou autres, passent par une association qui les regroupe. Ils n'ont pas non plus le droit de s'exprimer sur les choix politiques ou la forme du gouvernement, de s'immiscer dans le fonctionnement de l'administration, de tenir des propos publics. Ils ont une obligation de réserve même en cas d'attaque personnelle.
La question de l'indépendance du pouvoir judiciaire n'est pas née de la dernière pluie. Honoré de Balzac a pu écrire qu'aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des Sceaux, ni le Premier ministre ne peuvent empiéter sur les pouvoirs de la justice. Rien ne l'arrête, rien ne lui commande. C'est un souverain uniquement soumis à sa conscience et à la loi. Se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale.
END