by Missé Nanando, Tchad, juillet 1997
THEME = JUSTICE
120 magistrats, 400 auxiliaires de justice, 24 avocats pour 11 cabinets, tel est le paysage juridique tchadien. Ce nombre réduit d'hommes de robe par rapport à une population de plus de 6 millions d'habitants est-il un avantage ou un inconvénient? Quelle est donc la cause de cette déflation judiciaire et comment la justice tchadienne s'y prend-elle pour couvrir tout le pays, vaste de 1.284.000 kmę? Pour tenter une esquisse de réponse à ces interrogations, il importe de circonscrire les arcanes du pouvoir judiciaire au Tchad.
Quand on parle de 120 magistrats, il faut noter que ceci confond magistrats et juges de paix. De plus il s'agit de juges non spécialisés. Ils sont tous des généralistes, pour emprunter le langage de la médecine. Tous ces juges se regroupent en juges de paix, juges de parquet, juges du siège, juges résidents et juges d'instruction.
La question qui vient régulièrement dans les débats socio-politiques ces derniers temps à N'Djaména est celle de l'indépendance de la magistrature. La loi tchadienne a pris plusieurs dispositions pour rendre le juge véritablement indépendant. Mais en y regardant de près, on se rend compte que beaucoup reste encore à faire dans ce domaine.
Ainsi, il est indiqué dans la Constitution tchadienne que le juge n'est pas désigné, mais il est nommé selon une règle précise. Le Conseil des magistrats fait une proposition de nomination au ministre de la Justice. Ce dernier initie le projet de nomination qu'il présente au Conseil des ministres pour adoption. La même loi dit que si le magistrat n'est pas désigné, il est cependant promu comme tout autre fonctionnaire de l'Etat. Tous les deux ans, par le jeu du témoignage de satisfaction, les hommes de robe peuvent progresser dans la grille salariale. Il en est de même pour leur affectation. L'article 153 de la Constitution stipule que les magistrats ne doivent pas être affectés n'importe quand, n'importe où et n'importe comment. On tient compte de leurs souhaits.
Toutes ces dispositions montrent la préoccupation du législateur àgarantir l'indépendance du juge. Mais la pratique démontre tout autre chose. Dans le cas de l'affectation du juge, par exemple, on évoque très souvent le fallacieux argument de nécessité d'Etat pour déplacer le magistrat qui essaie de se soustraire à l'emprise de l'administration. La même attitude se perçoit dans le cas de certains magistrats qu'on laisse moisir pendant des années sans la promotion nécessaire, simplement parce qu'ils ne sont pas du même bord politique que le ministre de la Justice. La tendance au découragement, à la lenteur et à la grève, observée ces derniers temps chez les magistrats et le personnel du greffe, est révélatrice de cette injustice sociale.
L'indépendance de la magistrature n'est donc effective que sur le papier. Les juges éprouvent de nombreuses difficultés sur le terrain à cause de l'immixtion des autorités administratives. Le fonctionnement de la justice est perturbé par cette tendance à trop s'immiscer dans le travail du magistrat. Par exemple, si un contentieux oppose un travailleur à une ONG internationale oeuvrant sur le territoire national, le ministre des Affaires étrangères peut intervenir auprès du juge pour influencer sa décision. Car, estime-t-il, l'ONG en question injecte beaucoup d'argent dans le pays et la condamner comporte le risque de la voir quitter le Tchad.
Un autre phénomène et non des moindres est le fait que beaucoup de citoyens ignorent le fonctionnement de la justice. Au lieu d'adresser leur plainte directement au palais de justice, ils la déposent au ministère de la Justice. Ayant donc pris connaissance de la plainte, le ministre peut donner un coup de fil au magistrat en charge du dossier pour bloquer l'affaire.
Autre exemple. Le juge de siège ne peut pas statutairement rendre compte à son ministre. Mais dans la pratique, quand un citoyen perd un procès, il peut se plaindre auprès de son parent ministre qui demande aussitôt des explications au juge, surtout quand les intérêts familiaux ou claniques sont en jeu. En 1994, un différend à propos d'un terrain a opposé deux grandes familles au tribunal de N'Djaména; tout le palais de justice était encerclé par des hommes en armes parce qu'une partie avait perdu le procès. Il a fallu mobiliser tout un bataillon de gendarmes pour décrisper la situation. Quant aux magistrats et avocats, ils ont eu la vie sauve en prenant leurs jambes à leur cou.
L'une des difficultés du juge tchadien est qu'il est le parent pauvre sur le plan salarial. En effet, par rapport aux autres corps de la fonction publique, le juge gagne très peu. Dans un contexte socio-économique défavorable dû à la dévaluation du franc cfa et à la perte du pouvoir d'achat des travailleurs tchadiens en général, les juges sont exposés à la corruption, à la concussion et au népotisme. Mais à ce niveau, selon un certain nombre de témoignages, le juge tchadien demeure quand même le moins corrompu de la sous-région, même si le phénomène existe effectivement. La pratique la plus courante, c'est qu'à la veille du procès, un des plaignants se pointe au domicile du juge pour lui faire des avances. Assez souvent, compte tenu d'un certain nombre de considérations évoquées ci- dessus, le juge se laisse corrompre. Le pays gagnerait si on mettait le personnel judiciaire (magistrats et auxiliaires de justice) à l'abri des considérations matérielles.
Une autre question qui gangrène le paysage juridique tchadien est la défense. En effet, dans un pays en guerre depuis le début de son indépendance, comment les avocats s'y prennent-ils pour organiser la défense de leurs clients? Vivant souvent dans la clandestinité aux temps de la dictature, on commence à parler d'eux seulement au moment du pluralisme politique et associatif au Tchad.
Rappelons que le Tchad ne compte que 24 avocats, dont 10 stagiaires pour 11 cabinets. Beaucoup d'entre eux ont commencé à travailler effectivement après le lancement du processus de démocratisation. Leur nombre très réduit s'explique en partie du fait que, de 1982 à 1992, six avocats sont morts dont trois assassinés (Me Hamadani Annouar, Me Ousmane Touadé et Me Joseph Béhidi). Les jeunes qui veulent faire carrière sont intimidés par les risques de ce métier. Dans les autres pays de la sous- région, les avocats sont bien plus nombreux: le Cameroun en compte plus de 100, la République Centrafricaine plus de 300 et la République du Congo plus de 300 également. Le Tchad brille donc par l'insuffisance du nombre de ses avocats.
Nonobstant les différentes structures qui les regroupent, notamment le GAT (Groupement d'avocats tchadiens), l'UJAT (Union des jeunes avocats tchadiens) et le barreau tchadien, les avocats n'ont pas la tâche facile. De nombreux exemples peuvent le démontrer.
Dans le pays, les arrestations arbitraires existent. Les officiers de police ne sont pas les seuls à pouvoir opérer des arrestations. L'Agence nationale de sécurité (ANS, la police politique), avec son trop plein d'agents, le plus souvent analphabètes, procède aussi à l'arrestation des citoyens accusés le plus souvent de complot contre la sûreté de l'Etat, de faux monnayage ou de trafic de devises. En 1995, Saleh Kebzabo, actuel ministre d'Etat, et Issa Ngarmbassa, ancien directeur général des Finances et de l'Informatique, ont été écroués. On ne les a relâchés qu'après une garde à vue qui a duré plus d'une semaine, alors que la loi prescrit que la garde à vue ne peut excéder 48 heures. Il a été très difficile à leurs avocats d'assurer leur défense.
Pourtant, ce droit à la défense est reconnu par la Déclaration universelle des droits de l'homme, ratifiée par le gouvernement de la République du Tchad. Celle-ci dit qu'un citoyen a droit à un procès régulier et qu'il faut lui donner la possibilité de rechercher ses moyens de défense. C'est donc le principe contradictoire qui est posé ici: le juge doit entendre les deux parties en conflit. Même dans le cas d'un citoyen sans moyens financiers pour se payer une défense, la loi va jusqu'à parler de l'assistance judiciaire qui permet à la cour d'appel de désigner un avocat pour défendre cet indigent.
En plus de la difficulté de faire appliquer les textes, les avocats encourent aussi des risques sérieux. Ils sont pris entre deux feux. Si un avocat gagne un procès, la partie perdante peut attenter à sa vie. Mais s'il perd le procès, il peut être aussi physiquement menacé par ceux qu'il avait la tâche de défendre. On le considère comme un taximan qui est tenu par l'obligation d'amener son client à l'endroit négocié... En réalité, par les temps qui courent, beaucoup se saignent à blanc pour trouver de quoi se payer un avocat. Pour eux, il est inconcevable que celui-ci perde le procès. Dans l'imaginaire collectif, un avocat ne doit pas perdre un procès. C'est pourquoi, au Tchad, les textes seuls ne suffisent pas pour promouvoir une participation active des citoyens à la chose publique. Il faudra développer l'éducation civique afin que chacun connaisse ses droits et les différentes manières de les défendre librement.
Malgré les diverses organisations des magistrats, à savoir le SMT (Syndicat des magistrats tchadiens), l'ATJ (Association tchadienne des juristes), l'AFJT (Association des femmes juristes du Tchad), et celles des avocats (voir plus haut), sans compter avec les divers mouvements de droits de l'homme comme la LTDH (Ligue tchadienne des droits de l'homme), etc., le fonctionnement du pouvoir judiciaire au Tchad connaît encore beaucoup d'handicaps. Il faudra peut-être ôter certains oripeaux trop occidentaux aux lois tchadiennes (après 36 ans d'indépendance, le code civil français de 1958 reste encore en vigueur au Tchad). Il faudra aussi alléger le travail du juge tchadien, car on note une coexistence du droit positif et du droit coutumier. Pour accomplir normalement sa mission de service public, l'institution judiciaire devra disposer des moyens matériels et humains conséquents. Enfin, un accent particulier doit être mis sur le recyclage périodique du personnel judiciaire, ainsi que sur la formation aux techniques du métier. Car une justice bien rendue dans le pays est facteur de cohésion, de paix sociale et de développement.
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