by Taye Babaleye, Nigeria, mars 1998
THEME = DEMOCRATIE
Le rôle paradoxal du Nigeria
dans la restauration de la démocratie en Sierra Leone
Le 10 mars 1998, Alhadji Tejan Kabba, chef élu démocratiquement de Sierra Leone, est revenu au pouvoir après presque dix mois d'exil dans le pays voisin, la Guinée. Le 27 mai 1997, son gouvernement avait été renversé par un coup d'Etat militaire, mené par un groupe de jeunes militaires rebelles, sous la direction du major Johny Paul Koroma. Le régime militaire impopulaire du major Koroma fut à son tour renversé par les soldats nigérians de la Force de maintien de la paix ouest-africaine (ECOMOG), dans une opération qui dura à peine quinze jours. Le commandant de l'ECOMOG, le major général Timothy Shelpidi, et son adjoint, le colonel Maxwell Khobe, tous deux nigérians, croyaient que l'option militaire était le seul moyen de restaurer le gouvernement dûment élu en Sierra Leone. Pourquoi? Parce que les militaires de la junte rebelle avaient refusé de respecter l'accord signé avec les dirigeants de la Communauté économique des Etats ouest-africains (ECOWAS), en octobre dernier à Abidjan (Côte d'Ivoire). A cette occasion, la junte avait marqué son accord pour le retour au pouvoir de Tejan Kabba en avril 1998.
Tejan Kabba a pu reprendre le pouvoir un mois plus tôt que prévu dans les déclarations, parce que la majorité des Sierra-Léonais le souhaitaient. Ils n'avaient pas tenu compte des critiques du major Koroma et de ses partisans, selon lesquelles le gouvernement militaire nigérian (lui aussi régime illégal) n'avait aucun droit moral de militer pour le régime démocratique dans leur pays. Les Sierra-Léonais ont soutenu les militaires de l'ECOMOG quand ils sont entrés dans Freetown pour en chasser la junte militaire.
Dans la restauration de la démocratie en Sierra Leone, on ne peut pas non plus sous-estimer le rôle de la milice autochtone sierra-léonaise, les Kamajors, composée surtout de chasseurs locaux. Avec des fusils danois, des lances, des flèches, des massues et des machettes, et avec le soutien logistique et la puissance de feu supérieure des soldats nigérians qui parfois opéraient à partir du Libéria, la milice a donné du fil à retordre aux rebelles.
Le retour du président Tejan Kabba est un triomphe pour la démocratie, grâce au rôle joué par le Nigeria dans toute cette affaire. C'est peut-être la première fois dans l'histoire de l'Afrique de l'Ouest qu'un gouvernement illégal et illégitime a été écarté du pouvoir par une puissance étrangère.
Quand la junte militaire déposa Tejan Kabba en mai dernier, le Nigeria n'a pas tardé à condamner le coup d'Etat. Le chef du Nigeria, le général Sani Abacha, pris l'initiative diplomatique de faire campagne contre le régime illégal de Sierra Leone. Plus tard, il modifia sa tactique en s'engageant dans une attaque armée contre la junte militaire de Sierra Leone.
C'est une affaire assez bizarre car, après tout, Abacha lui- même a obtenu le pouvoir à la pointe du fusil! Il a emprisonné M. M.K.O. Abiola, qui avait remporté les élections du 12 juin 1993. Et de tous les dirigeants nigérians, c'est Abacha qui a les plus mauvaises notes en matière de droits de l'homme. Sous son régime, beaucoup de démocrates nigérians ont été soit assassinés, soit jetés en prison sans aucune raison. Certains ont eu la chance de s'évader en sauvant leur vie. Pour l'heure, plus de 100 militants des droits de l'homme, des journalistes, des dirigeants pro-démocratiques, y compris l'ancien chef de l'Etat, le général Olusegun Obasanjo, ont été incarcérés sur base d'accusations inventées de toutes pièces.
Pour faire taire les voix discordantes, beaucoup de journaux ont été interdits, tandis que leurs rédacteurs et les membres de leurs familles étaient arrêtés ou tout au moins emprisonnés sans motif. Même des organisations de travailleurs et autres organisations nationales n'ont pas échappé. Parmi celles-ci le Congrès du travail du Nigeria, l'Union nationale des travailleurs du pétrole et du gaz, l'Association nationale des étudiants nigérians, l'Association non- académique du personnel, l'Union du personnel académique des universités... La liste est sans fin. D'autres organisations sont rendues inefficaces par l'intervention du gouvernement dans les nominations au sommet. Parmi-celles ci: l'Association nigériane du barreau, l'Union nigériane des journalistes, l'Union nigériane des professeurs, etc.
C'est une situation ironique: un régime militaire, avec des notes si peu enviables en matière des droits de l'homme, se désigne lui-même comme le "sauveur" de la démocratie dans un autre pays!
Les observateurs se demandent si l'intervention du Nigeria en Sierra Leone est une stratégie délibérée destinée à gagner la coopération et la sympathie de la communauté internationale. Quoi qu'il en soit, le Nigeria a réussi à marquer un point positif par son intervention en Sierra Leone. Mais le paradoxe est toujours là.
La communauté internationale a condamné le major Koroma et ses cohortes, et a applaudi le rôle joué par les forces de l'ECOMOG dirigées par le Nigeria. Maintenant les observateurs politiques adoptent une position d'expectative vis-à-vis du gouvernement militaire du Nigeria. Le général Sani Abacha va-t-il permettre à la majorité silencieuse du Nigeria de l'emporter? Va-t-il transmettre le pouvoir à un dirigeant démocratiquement élu en octobre 1998, comme il l'a souvent promis? Etre le champion de la démocratie en Sierra Leone c'est très bien, mais ce n'est pas suffisant.
Nigeria, fais ce que tu dis! Le monde attend!
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