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by Missé Nanando, Tchad, octobre 1998
THEME = ISLAM
Il y a de nombreux indices d'une islamisation rampante du pays.
Mais peut-on imaginer qu'un jour le Tchad
devienne un Etat islamique?
Tel un serpent de mer, le sujet revient régulièrement sur le devant de la scène politique nationale. Occultée, pour ne pas dire écartée sciemment lors des débats de la Conférence nationale, assimilée par certains à l'expansion de la langue arabe et donc sujette à controverses depuis le bilinguisme décrété dans le pays, la question de l'islam n'a jamais été l'objet d'un échange serein. Une lacune à combler.
"Je ne prierai pas derrière l'imam Kadhafi le 1er mai 1998" (date de la visite de Kadhafi au Tchad), a dit Al Hadj Garondé Djarma, un fidèle musulman. Si pour beaucoup ce cri s'apparente à un règlement de compte entre lui et le guide de la révolution libyenne, le climat social et politico-religieux autorise à se demander pourquoi le pays se penche de plus en plus ces derniers temps vers le Moyen- Orient arabe? Autrement dit, peut-on imaginer le Tchad un jour devenir un Etat islamique?
Beaucoup d'éléments puisés dans l'actualité politique et socio-économique mettent à jour de nombreux indices d'une islamisation rampante et complète du pays. En effet, la ligne imaginaire qui partait du pays Mulwi, en suivant la rive droite du Bahr Aouk, s'est considérablement déplacée et a atteint aujourd'hui la ville de Baïbokoum. Le glissement de cette limite islamique vers le sud s'explique par deux ou trois paramètres principaux.
D'abord il faut considérer la situation dans les grands centres urbains, gorgés de jeunes commerçants arabes, kanembou, haoussa, foulbé et ouaddaïens. Ceux-ci multiplient les possibilités pour les jeunes chrétiens et animistes du sud du pays de se convertir à la foi musulmane par des tentatives de pénétration socio-économique. Dans les grands marchés de Moundou et de Sarh, le phénomène est très visible. Des jeunes Sara s'occupent à vendre les articles de leurs "amis" musulmans. Ces jeunes, sous prétexte d'une meilleure assimilation, refusent même de parler leur langue maternelle (le sar ou le ngambaye) au profit de l'arabe. Pire, ils manipulent très bien le sakane, sorte de bouilloire servant à la cuisson du thé ou aux ablutions, au détriment de la houe de leurs parents ou des cahiers et livres d'école.
Une enquête récente mentionne de nombreuses conversions de citadins sudistes à l'islam. L'origine de ces conversions se situe en 1982, année de l'arrivée au pouvoir des Forces armées du Nord (FAN), de Hissène Habré. A ce moment, les combattants de l'ethnie gorane, islamisés qui occupaient les garnisons du Sud, se sont lancés dans un prosélytisme musulman, souvent forcé. Conscients du pouvoir politique et de l'argent (c'était aussi l'époque des demi-salaires) détenu par ces jeunes guérilleros, de nombreux sudistes se sont convertis à l'islam, même si ces conversions étaient plutôt stratégiques, pour ne pas dire "alimentaires".
Enfin, il faut aussi penser au renouveau islamique, beaucoup plus organisé et très outillé, qui envahit le Tchad dans toutes ses dimensions. L'islam s'est toujours appuyé sur trois principaux moyens pour son rayonnement: la prédication (ou da'wa), le combat dans le chemin d'Allah (jihâd) et l'action des associations religieuses ou confréries (encore appelées voies ou turûq). Pour la prédication, on entend les haut-parleurs hurler, à toute heure du jour et de la nuit, des versets du saint Coran, troublant même la quiétude des voisins d'autres confessions religieuses. Quant au combat dans le chemin d'Allah, ou jihâd, qui suppose au préalable une armée de fidèles organisés et disciplinés, et donc un Etat, ce moyen n'est pas encore effectif pour diffuser l'islam dans le pays.
Par contre, l'action des associations religieuses, ou turûq, est très perceptible à N'Djaména, et même au fin fond des campagnes. Certains Etats du Moyen-Orient allouent des sommes rondelettes à leurs relais tchadiens pour multiplier les mosquées et subvenir aux besoins des gens susceptibles de répondre à leurs avances. A l'entrée de Sarh, par exemple, à une vingtaine de kilomètres, on voit dans chaque village des groupes de jeunes Sara agglutinés autour de leur faqi en récitant les versets du Coran. C'est un phénomène tout à fait nouveau dans les campagnes du pays Sara. De même, dans les villages, on remarque que les plus belles maisons construites en dur (parpaing de ciment) sont des mosquées.
Pour un observateur de la politique tchadienne, les actes qui renforcent l'idée d'une islamisation générale du Tchad sont légion. La signature de l'accord entre le gouvernement et la Société pour l'appel à l'islam s'inscrit en droite ligne dans cette volonté d'islamiser à tout prix le pays.
Cet accord a été suivi par l'arrivée de Kadhafi à N'Djaména, arrivée qui a mobilisé les fidèles musulmans tchadiens à prier derrière lui en tant qu'imam, et non en qualité de président d'un pays ami. Par rapport à cette visite, l'attitude des autorités tchadiennes a été on ne peut plus délicate et elle invite tout citoyen lucide à percevoir le penchant pro- islamique du régime.
Haroun Kabadi, ministre de la communication, a affirmé que l'arrivée du guide libyen est "un événement important pour le Tchad". Et son collègue des Affaires étrangères, Mahamat Saleh Anadif, de renchérir que cette visite est un signe de "bon voisinage et de coopération mutuelle". Quand on sait que coopérer dans le "bon voisinage" avec la Libye présuppose qu'on adopte sa politique et sa philosophie... Or, pour Kadhafi, il s'agit de la promotion de la culture arabo-musulmane et de l'octroi d'aide aux musulmans. C'est d'ailleurs ce que Grène Salah Grène, son ambassadeur au Tchad, a exprimé par cet euphémisme: "Nous ne nourrissons pas d'autres ambitions en Afrique que d'aider nos frères africains à se libérer et à assumer leur destin". Mais le Tchad a-t-il besoin de se libérer d'un joug pour se charger d'un autre aux conséquences difficiles à cerner?
On sait que l'aide, par définition, appelle la contre-aide (ou contrepartie), et le Tchad a déjà payé les frais de ces discours philanthropiques. Le moment n'est vraiment pas opportun, surtout à ce stade de l'évolution socio-politique où les tendances au repli identitaire se perçoivent à travers les actes quotidiens des Tchadiens.
Au vu de ce qui précède, peut-on affirmer que le Tchad risque de devenir un Etat islamique? Il semble que non, si nous nous référons aux agrégats historiques. En effet, il faut reconnaître que la propagation de l'islam au Tchad s'est faite en dehors de l'expansion originelle survenue au 1er siècle de l'ère musulmane. Même le jihâd du conquérant Okba Ibn Nafé, en 666-667 de notre ère, sur le Fezzan et le Kwar, à quelque 600 km du Tchad, n'a pu véritablement lancer le mouvement islamique chez nous. Il en est de même pour les Arabes nomades qui bivouaquaient derrière leurs bêtes à travers les steppes, sur les ruines des royaumes dits chrétiens et après la dislocation de l'Etat de Dongola; ils étaient loin d'être les vecteurs de la diffusion de l'islam dans le pays. A l'époque déjà, les Etats tchadiens pré-coloniaux étaient islamisés.
C'est donc en dehors des conquêtes et actions guerrières que s'est fait le rayonnement de la civilisation musulmane au nord du Tchad. Ce qui atteste peut-être la lenteur de la diffusion de l'islam au sein des masses populaires. Mais cela est relatif à la survivance des rites anté-islamiques dans les régions où prédomine l'islam aujourd'hui. Les sultans tchadiens, par exemple, qui détiennent les pouvoirs temporel et religieux, sont eux-mêmes issus du pouvoir traditionnel animiste qu'ils doivent ne pas renier. Ils ont besoin d'un islam synthétique pour asseoir leur légitimité. C'est donc une attitude qui n'encourage pas l'imposition de l'islam à d'autres Tchadiens.
Quant aux confréries (turûq), qui sont en fait des rampes de lancement de l'islamisation au Tchad, et malgré leur zèle de ces derniers temps, celles-ci ont des limites dans les élans mystiques et guerriers observés ailleurs chez nos voisins. En dehors de la Tidjanyya, la Senoussaya et la Wahabyya sont d'introduction toute récente dans le pays, et ne plaisent pas à l'ensemble des musulmans tchadiens; d'où leurs difficultés à s'implanter.
A partir de ces éléments historiques de la progression de l'islam au Tchad - qui ont permis la concrétisation de cette douteuse unité nationale et son corollaire de stabilité politique relative - on se rend compte que le mouvement islamique évolue sur un terrain qui lui est hostile. La multiplication des lieux de culte (surtout protestants), les prises de position en faveur de la liberté et surtout de la laïcité, la tendance des milieux occidentaux à protéger leurs chasses gardées, l'animosité même qui prévaut entre certains milieux chrétiens, animistes et musulmans, et la nature affable de la plupart des Tchadiens sont autant d'indices qui découragent la proclamation d'un Etat islamique au Tchad.
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