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by Jean David Mihamlé, Cameroun, janvier 1999
THEME = DROITS DE L'HOMME
Les familles pauvres nigériannes constituent des proies faciles
pour des hommes d'affaires vereux.
Par l'entremise des parents, ils s'en prennent prioritairement aux enfants
à qui ils promettent un avenir radieux au Cameroun.
Mais l'envers du décor est truffé de désillusions. Témoignage d'une victime.
Assis derrière un modeste comptoir studio photo du quartier Melen dans la périphérique est de Yaoundé, le sourire aguicheur de Sunday (pseudonyme utilisé à la demande du témoin qui redoute des représailles) - en vue d'un éventuel client - voile un drame personnel, jusqu'ici méconnu du grand public et des autorités en charge de la protection des enfants au Cameroun. Le jeune homme est aujourd'hui âgé de 26 ans. Mis en confiance, il parle comme si la parole était devenue un exutoire. Il devient intarissable, loquace. Même sa raison de vivre - son métier de photographe - devient pour un moment secondaire.
Originaire de l'Etat d'Akwa au sud-est du Nigeria, en pays ibo, Sunday, qui a réussi à s'affranchir de la tutelle d'un "négrier", appartient à ces milliers d'enfants victimes de l'exploitation de certains hommes d'affaires nigérians. "En 1988, raconte-t-il, j'avais 16 ans lorsqu'un homme d'affaires est venu trouver mon père. Il lui proposa de m'emmener au Cameroun où il devait m'initier à un métier (la photographie, ndlr). Au bout d'un an, je devais maîtriser mon métier. En retour, je devais travaille gracieusement pendant trois ans pour le compte de mon ogah ("maître" en langue ibo, parlée au sud-est du Nigeria, ndlr). Au bout du compte, je devais rentrer au Nigeria quatre ans plus tard et percevoir, des mains du ogah, en présence de ma famille, un pactole qui m'aurait permis de me prendre en charge".
La proposition séduit les parents de Sunday qui l'acceptent promptement, d'autant plus qu'elle est perçue comme une bouée de sauvetage pour leur fils oisif. Titulaire d'un first school leaving certificate (équivalent du brevet d'études de premier cycle), le jeune homme avait abandonné ses études faute de moyens financiers.
En 1988 donc, Sunday, sans papiers (passeport et carte de séjour), son ogah et 5 autres enfants, âgés en moyenne de 15 ans, s'ébranlent pour le Cameroun. Destination Yaoundé, la capitale. Les promesses mirobolantes du "maître" ne durent que le temps d'un voyage. Dès le premier jour, avoue le jeune homme, la réalité contraste avec les promesses initiales. "A six nous dormions à même le sol sur des nattes. Le studio photo (un réduit de 12 mý) nous servait à la fois de lieu de travail le jour, et de chambre à coucher la nuit. A la merci des cafards, nos habits étaient rangés dans des cartons qui nous servaient de penderie", raconte-t-il, en haussant les épaules comme pour marquer son dépit.
Le rythme du travail était infernal. "Seul le sommeil marquait un répit. Nous travaillions de 6 heures du matin à 21 heures dans le studio photo. Par la suite, nous devions encore faire des travaux ménagers chez notre ogah, le plus souvent jusqu'à minuit". Dieu merci, en dehors de petits bobos il n'y avait pas de réels problèmes de santé à déplorer.
Mais comment jugeþt-il l'attitude de son patron? Etait-ce de l'esclavage? "Non! il s'agit d'exploitation", coupeþt-il, sans doute pour préserver son amour-propre. "Les ogah profitent d'une main-d'oeuvre docile, laborieuse et bon marché pour s'enrichir".
Accepterait-il néanmoins de revivre pareille expérience? "Pour rien au monde!", trancheþt-il sentencieux, d'un virulent coup de poing sur le comptoir. "Mon ogah m'a volé mon enfance! Durant six ans, je n'ai pas connu de cinéma, pas d'amis, pas de football; je n'ai été à l'église qu'une seule fois; la télévision était un luxe pour moi".
Le cas de Sunday n'est pas unique. Il est symptomatique, selon notre interlocuteur, de la situation lamentable de milliers d'enfants nigérians victimes de l'exploitation économique de leurs compatriotes au Cameroun et en Afrique centrale en général.
L'existence d'un pareil phénomène au Cameroun paraît surprenant. Et ce d'autant plus que Yaoundé a ratifié "la convention relative aux droits de l'enfant", adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies à New York. Cette traite bénéficieþt-elle de complicités multiples en haut lieu?
Qui plus est, on s'interroge toujours sur le silence des victimes et le mutisme de la chancellerie nigériane à Yaoundé. Ces enfants ne peuvent-ils pas se plaindre auprès des autorités compétentes? "Non!", répond Sunday. Et pour cause: "Sans papiers, nous risquons la prison puis l'expulsion du Cameroun pour immigration clandestine. A l'ambassade de notre pays, nous ne sommes même pas immatriculés. Impossible de communiquer librement avec nos parents restés au pays: le patron lit toutes nos lettres avant l'expédition. Sans amis, à qui devons-nous nous plaindre? Et entre nous, il est impossible d'organiser une action concertée: le ogah entretient la zizanie".
Les ONG compétentes, la représentation locale de l'UNICEF et même le ministère camerounais des Affaires sociales semblent ignorer cette insidieuse traite des enfants, si l'on s'en tient à leur mutisme.
Pourtant, le ministre camerounais des Affaires sociales, représentant l'épouse du chef de l'Etat, a présidé en novembre dernier la présentation officielle du rapport 1999 de l'UNICEF sur la situation des enfants dans le monde. Pas un mot sur la situation de ces enfants. Conséquence: les ogah évoluent sur du velours, à l'abri de tout danger. Avec la sueur des enfants ils se sont bâtis des fortunes, qui leur procurent des monopoles économiques. Entre autres, dans le commerce des pièces détachées automobiles et des matériaux de construction.
Et pourtant, cette vie de privations et de frustrations risque de perturber l'épanouissement moral de ces enfants. Selon Clément Petsoko, psychologue à Yaoundé, leur développement psychologique et moral sera atteint. Leur mode de vie -þ frustrations, humiliations -þ contribuera à la fabrication de "monstres sociaux". Il n'est pas exclu, poursuit-il, de retrouver plus tard parmi ces enfants des sadiques, des masochistes, des violeurs. D'ailleurs, en 1996, la presse camerounaise a parlé abondamment de ces enfants (victimes de l'exploitation des ogah) devenus "violeurs et voyeurs" à Douala.
Qui plus est, les enfants (les exploités d'hier), à force de s'identifier à leurs maîtres, leurs uniques modèles, risquent de perpétuer le phénomène. Par exemple, Sunday (l'exploité d'hier, l'affranchi d'aujourd'hui) n'est-il pas en train de devenir à son tour un ogah? Finalement, en 1994, son patron lui a remis, en présence de sa famille au Nigeria, une somme d'argent (non précisée). Revenu au Cameroun la même année, il a ouvert un studio photo "qui tourne bien". A son compte, il "emploie" deux garçons þ venus tout droit du Nigeria þ qu'il nous a présentés comme étant ses petits frères. La quadrature du cercle en somme.
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