by Wolfgang Schonecke, Kenya, décembre 1999
THEME = EGLISE
Pour l'Eglise, le troisième
millénaire sera un temps d'évaluation et de
défis.
Comment réagira-t-elle?
Au siècle dernier, l'Eglise a connu en Afrique une croissance sans précédent dans son histoire. 113 millions d'Africains (15% de la population) sont catholiques. Les séminaires et les noviciats sont pleins. Des Européens qui participent à une messe dominicale dans une paroisse africaine, sont séduits par la vivacité de la liturgie. Malgré d'innombrables problèmes, l'Eglise africaine, tout comme le peuple africain, rayonne d'une vitalité et d'une joie de vivre qui sont contagieuses. Au milieu du chaos de guerres civiles et de conflits ethniques, l'Eglise est restée souvent la seule institution qui continuait à fonctionner et à apporter aides et espoirs.
Le Synode africain de 1994 a été la marque d'une Eglise devenue elle-même. Se définissant Eglise- famille, elle a fait du dialogue et de l'inculturation les pierres de touche de ce synode et, depuis, bien des choses se sont passées. Les tambours et les danses, qui sont au centre des fêtes africaines, ont pris leur place dans les eucharisties. Des essais ont été faits pour rapprocher le clergé et les laïcs, comme la décision courageuse des évêques de Zambie de créer un Forum catholique zambien où évêques, prêtres, religieux et laïcs se rencontrent une fois par an pour examiner ensemble d'importantes questions. Beaucoup de signes montrent que l'Eglise catholique a pris racine en Afrique et continue à grandir.
Il s'est avéré au Synode africain qu'un des problèmes clés du continent est le manque de leaders compétents et dévoués. A quelques exceptions près, les leaders africains après l'indépendance ont fait montre d'incompétence et de corruption. A l'instar de leurs maîtres coloniaux, ils ont employé des tactiques de "divise et règne" et étouffé toute opposition, et ils se sont enrichis de façon inimaginable aux frais des populations. Certains traits de ces leaders politiques se sont aussi infiltrés dans l'Eglise. Les laïcs se plaignent fréquemment de divisions ethniques parmi le clergé et les religieux, d'abus financiers, et de prêtres se comportant plus comme des chefs que comme des pasteurs. En même temps, le laïcat a du mal à assumer ses responsabilités à l'intérieur de l'Eglise et de la société.
Mais, plus sérieux que les abus d'autorité, est le fait que les séminaires ne forment pas les futurs prêtres en vue des besoins d'une société en plein changement. Le modèle de base de la formation dans l'Eglise reste toujours le séminaire du Concile de Trente, conçu pour une société relativement stable, où le prêtre avait un rôle bien défini et était supposé avoir les réponses à toutes les questions. Mais la culture et la société de l'Afrique contemporaine n'ont rien de stable. Personne ne sait prédire comment sera l'Afrique dans une vingtaine d'années. Ce dont on a besoin aujourd'hui dans l'Eglise, ce sont des leaders capables d'une analyse critique et d'imagination créative, ouverts aux changements avec courage et prévoyance. Les modèles actuels de la formation sacerdotale mettent l'accent sur la conformité aux règles et la répétition de connaissances acquises, plutôt que sur une pensée et une réflexion personnelles. Le modèle d'une Eglise- famille est professé des lèvres, mais rencontre une résistance opiniâtre lorsqu'on essaie de le mettre en pratique.
Bien que le système démocratique n'ait pas encore vraiment pris racine dans la plupart des pays africains, on voit apparaître une "culture démocratique", où les gens sont mieux informés et ne sont plus prêts à accepter n'importe quelle autorité. Le clergé est toujours formé dans une vision strictement hiérarchique de l'Eglise et, au séminaire, il est lui-même soumis à un système autoritaire. De plus en plus, les évêques et les prêtres éprouveront des difficultés à fonctionner dans cette culture démocratique émergente. S'il n'y a pas un effort concerté pour réexaminer la formation des futurs prêtres et religieux, (et il ne semble pas que cette volonté existe actuellement), l'Eglise doit s'attendre à affronter bientôt une sérieuse crise de leadership.
Lorsque les théologiens commencèrent à parler de l'inculturation, comme d'une condition essentielle pour enraciner la foi chrétienne sur le sol africain, le problème était d'abord d'intégrer les croyances et coutumes traditionnelles africaines aux idées et valeurs chrétiennes. Une génération plus tard, le problème est devenu bien plus complexe, car la culture s'est muée aujourd'hui en une étrange mixture. La tendance à la démocratisation au début des années '90 exigeait un changement de politique. Mais les régimes dictatoriaux ont vite appris à user d'un langage démocratique tout en sapant le processus. Toutefois, ils n'ont pas pu empêcher une certaine libéralisation des médias. Une presse plus libre, ainsi que des radios et télévisions privées ont proliféré et une partie de l'élite commence à avoir accès à Internet. Grâce à cela, une culture "globale" fait son entrée jusque dans les villages les plus reculés. Cette nouvelle culture médiatique est laïque et indifférente, sinon subtilement hostile à la religion. Elle commence à remodeler la pensée, les sentiments et le style de vie des gens, surtout parmi la jeunesse urbaine.
L'Eglise catholique n'est pas du tout préparée à ce phénomène, malgré quelques tentatives de créer des radios locales, parfois trop dévotes pour attirer un jeune auditoire. Des groupes de chrétiens fondamentalistes et pentecôtistes ont compris le défi, et se sont engagés, avec des moyens financiers considérables, dans la création d'une culture médiatique chrétienne. Mais on peut se demander dans quelle mesure leur message est vraiment chrétien. Certains offrent aux pauvres une échappatoire religieuse, d'autres prêchent aux nouveaux riches un "évangile de prospérité" pour légitimer par la bénédiction de Dieu leurs biens souvent mal acquis. Même si leur message est souvent déséquilibré, ils sont fort efficaces et détournent un grand nombre de catholiques de leur Eglise avec des negro-spirituals attrayants et des moyens de communication dernier cri. L'Eglise catholique, elle, continue à investir la plus grande partie de son argent dans des bâtiments.
De par la conception hiérarchique de l'Eglise, les laïcs ont bien du mal à trouver l'encouragement et la liberté nécessaires pour s'engager dans le monde des médias. La culture sécularisée envahit massivement l'Afrique. Dans l'espace d'une génération, cela peut provoquer les mêmes dommages que dans le monde occidental.
La dernière décade, l'Eglise catholique en Afrique a eu une influence politique énorme. Quand le communisme s'est effondré, l'Eglise a sauté sur le train de la démocratie, sans toujours bien réaliser quelles en étaient les conséquences pour ses propres structures. De courageuses lettres pastorales ont aidé à renverser des régimes dictatoriaux en plusieurs pays. Des commissions "Justice et Paix" ont fait un travail remarquable dans le domaine de la formation civique et la préparation aux élections. L'Eglise s'est également engagée dans la lutte pour des changements constitutionnels, la remise de la dette et les droits de l'homme. Parfois elle a payé très lourdement son engagement en faveur de la justice et la paix.
Mais l'Eglise pourra-t-elle continuer à façonner l'avenir de la société africaine? Ce n'est pas évident. De nouveaux obstacles barrent la route. Les politiciens ont appris à ignorer les lettres pastorales et à continuer leur chemin. Les médias ne leur donnent plus la même attention. Surtout, il y a un manque croissant de crédibilité. Alors que l'Eglise veut promouvoir les structures démocratiques dans la société, elle éprouve de grandes difficultés à sortir du modèle d'Eglise préconciliaire et à créer en son propre sein des voies de participation aux prises de décisions. Quand ses évêques demandent aux hommes politiques de rendre compte de leur gestion à la population, leurs paroles sonnent souvent creux. De plus, son option pour les pauvres ne s'est pas traduite en termes pratiques. Des palais épiscopaux et des maisons religieuses extravagantes continuent à se construire, face à des gens qui manquent du nécessaire vital.
Sur l'ensemble de l'Afrique, la pandémie du sida extermine des populations entières, pendant que les pauvres deviennent toujours plus pauvres et les riches plus riches. L'enseignement de l'Eglise est clair; mais où en est sa pratique? Ici comme partout, les actes parlent bien plus fort que les paroles. Si le style de vie du clergé et des religieux se distancie de plus en plus de celui du citoyen ordinaire, l'Eglise en Afrique pourrait perdre les pauvres comme l'Eglise européenne a perdu la classe ouvrière au 19e siècle.
Le dialogue était un des mots clés du Synode africain. Il reste peut-être le plus grand défi pour l'Eglise au troisième millénaire. A l'intérieur de l'Eglise, il y a peu de vrai dialogue entre évêques et prêtres, et entre prêtres et laïcs. Pourtant, l'Eglise ne peut devenir famille sans un esprit et des structures de dialogue. Et cela n'est pas facile pour une Eglise si cléricale.
Il existe aussi très peu de dialogue avec les autres Eglises chrétiennes. On a vu une collaboration inter- Eglises pour des traductions de la bible et, à l'occasion, pour une déclaration politique commune. Mais l'oecuménisme se trouve toujours au stade de l'enfance. Et la plupart des Eglises fondamentalistes, évangéliques et pentecôtistes n'y sont pas intéressées, elles qui considèrent l'Eglise catholique comme la "putain de Babylone" et le pape comme la "bête de l'Apocalypse". On a écrit bien des livres sur l'inculturation et sur le dialogue entre l'évangile et les religions traditionnelles, mais très peu a été fait malgré l'insistance du Synode.
Le plus difficile reste le nécessaire dialogue avec l'islam. La traditionnelle tolérance de l'islam africain est sapée par des idéologies fondamentalistes importées, qui font du prosélytisme agressif et tâchent d'imposer la sharia partout où elles le peuvent. Cependant, un christianisme fondamentaliste et un islam fondamentaliste risquent de s'affronter. L'Eglise catholique a la tâche extrêmement difficile mais urgente d'initier un dialogue avec les forces modérées de l'islam.
Les changements sur le continent africain sont dramatiques et profonds. Le Synode africain a donné les orientations justes sur la façon d'évangéliser cette société émergente de manière crédible, pertinente et effective. Mais l'Eglise a-t-elle le courage et la force de les mettre en pratique?
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