by K.K. Man Jusu, Côte d'Ivoire, janvier 2000
THEME = POLITIQUE
Si les coups d'Etat militaires sont
condamnables,
celui perpétré en Côte
d'Ivoire par le général Robert Gueï est
considéré
par les Ivoiriens comme une
nécessité pour sortir la démocratie de son
blocage
Impensable! Incroyable! L'étonnement a été grand, aussi bien chez les Ivoiriens que dans la communauté internationale, à cause du coup d'Etat militaire qui a renversé le 24 décembre le président Henri Konan Bédié, au pouvoir depuis la mort du premier président Félix Houphouët-Boigny, en 1993, et démocratiquement élu en 1995.
Impensable, parce que la Côte d'Ivoire, même à l'époque des coups d'Etat militaires en Afrique, a su éviter les putschs. C'est le seul pays, avec le Sénégal, à avoir pu réaliser un tel exploit! On s'attendait donc à tout, sauf à un coup d'Etat militaire, surtout dans le nouveau contexte démocratique où le débat politique est l'affaire des civils. Récemment encore, le sommet de l'OUA réaffirmait que le temps des coups d'Etat militaires était révolu.
Mais en fait, les observateurs de la vie politique ivoirienne s'attendaient un peu à une telle éventualité. Les autorités ivoiriennes jouaient avec le feu dans le fameux débat sur l'ivoirité qui s'était enlisé sur la candidature d'Alassane Dramane Ouattara (ADO, pour ses partisans), ancien Premier ministre d'Houphouët- Boigny et ancien directeur général adjoint du FMI. Les autorités contestaient sa nationalité dans le cadre de la nouvelle loi électorale qui stipule que les candidats à la présidence doivent être de nationalité ivoirienne. Or, ADO était soupçonné d'avoir des origines burkinabé. La détermination de l'ancien Premier ministre s'est alors traduite par de nombreuses manifestations qui ont débouché sur l'arrestation, le 27 octobre dernier, des principaux leaders de son parti, le Parti des républicains (RDR). Ces arrestations, ajoutées au mandat d'arrêt lancé contre ADO pour "faux et usage de faux dans ses documents administratifs", ont fait monter la crise d'un cran. Pour le général Gueï, il fallait intervenir pour éviter une "guerre civile qui se profilait à l'horizon". Il n'a donc pas fait un coup d'Etat, se justifie-t-il, il a sauvé le pays d'un chaos inévitable. Ce qui pose quand même des questions...
En fait, l'origine de cette crise remonte aux années 80. D'abord, la trop grande longévité du PDCI-RDA (parti au pouvoir depuis 1960) a sécrété un ras-le- bol chez les Ivoiriens qui exigeaient un changement. Surtout dans la foulée de la crise économique qui avait durement frappé le pays à l'époque. Ce ras-le-bol s'est traduit par de nombreux mouvements sociaux et a débouché sur la grande crise de 1990, qui s'est terminée par la réinstallation du multipartisme.
Mais, contrairement à de nombreux autres pays qui ont organisé des conférences nationales en vue de repartir sur de nouvelles bases démocratiques, la Côte d'Ivoire a choisi la continuité. A la fois par la faute du président Houphouët-Boigny, qui ne voulait pas entendre parler de conférence nationale, et par celle des forces du changement, qui n'ont pas pu imposer leurs vues. Conséquence: depuis lors, une crise permanente a marqué la vie politique. Avec de nombreuses manifestations, dont la plus grave a été celle de février 1992 qui a débouché sur l'arrestation des principaux leaders des forces du changement, leaders de partis politiques, syndicalistes, défenseurs des droits de l'homme, etc.
Dans ce contexte, survint le décès du président Félix Houphouët-Boigny, le 7 décembre 1993. Bien que la succession fût réglée par la Constitution, les représentants des forces du changement contestèrent l'accession au pouvoir du président de l'Assemblée nationale, Henri Konan Bédié. Elles voulaient profiter du décès du "Vieux" pour faire ce qu'elles n'avaient pas pu faire en 1990: former un gouvernement de transition, chargé d'élaborer de nouveaux textes (nouvelle Constitution, nouveau code électoral), en vue de l'avènement de la IIème République. Evidemment, le président Bédié et le PDCI ont opposé un refus catégorique à cette revendication qu'ils considéraient injuste: pourquoi priver un bénéficiaire de ses droits? Conséquence, la crise a persisté, si bien que les élections de 1995 ont été marquées par un "boycott actif" qui a fait des morts.
A l'approche des élections de l'an 2000, les forces du changement ont repris la lutte. Il fallait, cette fois, que le changement démocratique ait lieu! Mais le débat a été empoisonné par l'affaire Alassane Ouattara. Tout cela a favorisé l'intervention des militaires. Si les civils n'arrivent pas à s'entendre, alors les militaires viennent pour "nettoyer la maison", dit le général Gueï, le président du Comité national de salut public. La politique ivoirienne était devenue trop malsaine. Ce n'était pas digne du pays d'Houphouët-Boigny, naguère si respecté, dit-il. Cependant, pour beaucoup, les militaires ont pris parti en sanctionnant le seul président Bédié...
Mais la crise ivoirienne n'est pas que politique. Elle a aussi un volet économique très important. Tant que prévalait le "miracle ivoirien" au cours des deux premières décennies de l'indépendance, les erreurs et les injustices étaient passées sous silence. Frappée de plein fouet par la crise économique des années 80, avec la chute brutale des cours du cacao et du café, les deux principales richesses du pays, la Côte d'Ivoire a commencé à connaître des troubles sociaux qui ont abouti, comme indiqué plus haut, à la réinstauration du multipartisme en 1990.
Certes, le pays avait retrouvé la croissance en 1994, avec la dévaluation du franc CFA et la hausse des cours des matières premières qui a suivi. De plus, on avait annoncé une pluie de milliards, des prêts pour soutenir à la fois la dévaluation et l'ajustement structurel et pour favoriser la relance économique. Mais six ans après, les résultats paraissent négatifs aux Ivoiriens qui ne voient pas de réalisations concrètes. Il est vrai que le pouvoir n'a cessé de répéter que les retombées de la croissance ne seraient visibles qu'à partir de 2001, année de la remise de la dette; la Côte d'Ivoire consacrerait aujourd'hui plus de 50% de son budget au remboursement de cette dette.
Mais la population accuse le pouvoir d'incompétence, dénonçant sa mauvaise gestion, caractérisée par de nombreux scandales financiers - par exemple le détournement de 18 milliards de l'Union européenne - qui ne sont pas toujours suivis de sanctions exemplaires. Ces nombreuses "affaires" ont fini par discréditer complètement le pouvoir Bédié. Le peuple n'avait plus confiance et ne voulait plus faire de nouveaux sacrifices.
Les étudiants d'abord ont commencé à poser des exigences impossibles à satisfaire; les fonctionnaires ensuite ont réclamé une augmentation de salaires; les cours des produits d'exportation ont connu une nouvelle chute... Ensuite, la suspension de l'aide des principaux bailleurs de fonds et des institutions de Bretton Woods pour mauvaise gestion, l'application de mesures d'austérité dans le cadre du programme d'ajustement structurel et la montée généralisée du coût de la vie, ont fini par rendre le pouvoir tout à fait impopulaire. Le coup d'Etat intervenu le 24 décembre a donc été accueilli avec grand soulagement, même avec enthousiasme. Tout comme Baré Maïnassara au Niger, Henri Konan Bédié fait les frais de l'ajustement structurel en Côte dIvoire. A qui le tour demain?
Que peut-on dire maintenant? Selon les militaires, il s'agit de réaliser la réconciliation nationale et de consolider l'unité mise à mal par l'affaire Ouattara. Mais le général Gueï a emprunté une voie très risquée, et il a donné aussi l'impression d'avoir pris parti pour Ouattara. Si les partisans de Bédié refusent la réconcilation, le problème demeure.
Laurent Gbagbo, leader du Front populaire ivoirien (FPI), a dénoncé la partialité de la junte et averti le général Gueï qu'il doit jouer la transparence et l'impartialité. Du reste, il semble que la chute de Bédié n'ait pas mis fin àl'"affaire Ouattara". Si tout le monde a soutenu le putsch, c'est en raison de la mauvaise gestion de l'équipe Bédié, mais pas pour que Ouattara soit président de la Côte d'Ivoire. "Ado, Burkinabé, rentre chez toi" ou "Qui est ta mère?", lit-on sur les murs d'Abidjan. Et le quotidien 'Notre voie', proche du FPI, menace de ressortir le débat sur la gestion de l'ancien Premier ministre, sans exclure celui sur sa nationalité.
Autre problème en suspens: la durée du pouvoir militaire. Tout le monde attend le calendrier électoral, mais les militaires ne semblent pas être pressés, prenant le temps, disent-ils, de "nettoyer la maison". Même s'il affirme que le pouvoir ne l'intéresse pas, on prête au général Gueï l'intention de se présenter lui-même à la présidence. Ce qui pourrait créer une situation similaire à celle de Maïnassara au Niger.
Les forces démocratiques attendent des militaires, des réformes pour l'avènement d'une vraie démocratie: une nouvelle Constitution, un nouveau code électoral, une commission électorale indépendante... pour des élections justes et transparentes. En somme, on attend de Robert Gueï qu'il soit pour la Côte d'Ivoire un Amadou Toumani Touré, un Abdulsalami Abubakar, un Ansumane Mane, un Daouda Malam Wanké... tous des militaires qui ont réalisé des coups d'Etat juste pour sortir la démocratie de son blocage. La Côte d'Ivoire se doit de suivre l'exemple du Mali, du Nigeria, de la Guinée-Bissau et du Niger, pour faire de son coup d'Etat un acte salutaire. La "démocratie réelle" peut se trouver parfois au bout du fusil.
END