ANB-BIA SUPPLEMENT

ISSUE/EDITION Nr 383 - 01/02/2000

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Sénégal

Vote et religion


by Alain Agboton, Sénégal, décembre 1999

THEME = ELECTIONS

INTRODUCTION

Les élections présidentielles approchent.
Et la dimension religieuse pèse de tout son poids sur tout scrutin majeur

Cette singularité du vote au Sénégal devrait marquer encore les élections présidentielles du 27 février 2000. C'est que les marabouts ou guides religieux musulmans, qui ont une large audience, sont depuis toujours des grands électeurs très courtisés. Aujourd'hui cependant, de nouvelles donnes entrent en ligne de compte, même si elles ne transforment pas fondamentalement le paysage politico-religieux.

Le phénomène prend de l'ampleur à l'orée des échéances présidentielles. Les marabouts ou autorités religieuses musulmanes appartenant à toutes les confréries sont l'objet, en pleine pré-campagne, d'une cour assidue et intense de la part des hommes politiques de toutes sensibilités, en quête d'un "ndigueul" (consigne de vote) qu'ils espèrent déterminant et rentable en termes de suffrages.

C'est une ronde ininterrompue de candidats ou de leurs supporters dans les villes "saintes" de Touba, Tivaouane, Thiénaba, Ndiassane, Médina-Gounass, etc., sièges des différentes confréries.

Même le chef de l'Etat, M. Abdou Diouf, candidat à sa propre succession, serait lui aussi à la recherche d'un tel "coup de pouce religieux". Du 1er mars 1999 au 7 décembre 1999, il a accueilli au Palais de la République pas moins de 90 marabouts. Chiffre record.

Par contre, dans le même intervalle, le chef de l'Eglise n'a rencontré le président (marié avec une chrétienne) qu'une seule fois. La campagne est censée démarrer le 6 février.

La confrérie mouride

Par rapport aux autres confréries, le ndigueul est très présent dans la confrérie mouride. En nombre, celle-ci vient après les tidianes, dont est membre M. Abdou Diouf, mais elle la surpasse largement en influence. Confrérie activiste, les mourides sont aussi connus au Sénégal et ailleurs (ils constituent une forte communauté aux Etats-Unis), pour leur sens de l'entreprise et une certaine forme de fanatisme. Au Sénégal, ils ont l'hégémonie du secteur informel.

Leur fondateur (au début du siècle), Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké bénéficie d'un culte quasi-divin. Sa mystique du travail est quasiment érigée en dogme.

Les musulmans représentent environ 90% de la population contre quelque 10% de chrétiens, sur un total de 8,5 millions. L'électorat compte quelque 2,6 millions de personnes. Le soutien mouride, vu sa formidable influence, a toujours été sollicité. Les colons l'ont vite compris et l'ont utilisé au gré de leurs propres intérêts. De Blaise Diagne, le premier député sénégalais, à Abdou Diouf, les marabouts ont constitué une force de premier plan, incontournable.

Touba, à quelque 200 km de Dakar, est la capitale du mouridisme et se confirme comme un véritable Etat dans l'Etat. Ainsi par exemple, le 29 novembre 1999, le khalife Serigne Saliou Mbacké (le khalife des mourides résidant à Touba et appelé aussi Serigne Touba) a interdit toute manifestation politique sur ce qu'il baptise le "territoire de Touba", à la suite de violents incidents survenus au cours d'un meeting. Une interdiction rendue publique par un crieur public (!), hors de l'autorité du préfet auquel revient généralement cette responsabilité.

Autre indicateur, les déclarations tonitruantes de Serigne Modou Kara Mbacké, un des guides religieux mourides. Il a menacé de destitution le chef de l'Etat s'il ne suivait pas les recommandations (?) de Serigne Touba.

Ces propos pour le moins iconoclastes ont été prononcés, le 24 novembre, par le "marabout des jeunes", comme il se fait appeler, le leader du Mouvement mondial pour l'unicité de Dieu (MMUD), une association qui ne serait pas insignifiante sur l'échiquier mouride et politico-religieux. Il revendique son autorité sur les jeunes de 18 à 35 ans, soit en principe quelque 60% de l'électorat. Provoquant une vive agitation, deux semaines durant, Serigne Modou Kara Mbacké a été au centre de polémiques et de controverses passionnées. Il a fait continûment la "une" des journaux pendant cette période.

Une guerre du "ndigueul"

Ce démarchage politique tous azimuts paraît signer une "guerre du ndigueul". Les milieux maraboutiques, mourides notamment, seraient divisés. En effet, les données ont changé ces dernières années avec l'éclatement du "ndigueul central" (celui du khalife général qui conseillait de voter pour le pouvoir). D'où l'irruption et l'érection de multiples pôles d'influence en autant de familles religieuses en instance de dissidence plus ou moins latente. En résumé, le contexte sénégalais d'aujourd'hui montre d'évidence une redistribution des cartes religieuses.

Depuis son avènement, il y a moins de dix ans, Serigne Saliou adopte, face aux échéances électorales et en dépit des multiples et pressantes sollicitations, une stricte neutralité. Ainsi, les petits-fils de guides religieux, comme Serigne Modou Kara Mbacké, "troquent le chapelet contre le sceptre", comme le signale un politologue connu.

Alors que par le passé ils se limitaient à donner des consignes de vote, ils visent maintenant des postes de députés et de sénateurs. "Les marabouts politiciens ont tué le marabout éducateur et guide spirituel", soupire un fonctionnaire qui connaît la question.

La messe serait-elle dite pour autant? On peut comprendre que cette période de pré-campagne, période de toutes les ambitions avouées ou non, soit du pain béni pour de nombreux marabouts "périphériques" en mal d'audience et s'agitant donc comme diables dans un bénitier.

Ces nouvelles donnes ne laissent d'étonner et rendent perplexes les analystes les plus pointus du pays. Une perplexité que ne partagent pas en tout cas les observateurs devant le cas de transhumance avéré de Serigne Bara Méoundou Diakhaté, grosse pointure, député de la région de Touba qui, le 22 novembre dernier, a démissionné avec fracas du parti d'opposition, le Parti démocratique sénégalais (de Me Abdoulaye Wade) qui l'avait débauché du Parti socialiste au pouvoir, pour y retourner suite aux "conseils appuyés" de son marabout, a-t-il expliqué.

L'influence réelle?

Quelle est aujourd'hui la valeur d'un ndigueul? A-t-elle la même vertu d'entraînement et d'attraction? Des questions qui ont agité longuement et densément le microcosme...

Une étude publiée récemment a conclu à une perte de vitesse du "ndigueul nouvelle formule", au-delà des querelles internes de leadership des familles mourides et des velléités autonomistes des "marabouts périphériques". Pour l'expliquer, elle a évoqué les facteurs induits par la crise économique, l'ajustement structurel, la pauvreté, la politique de décentralisation et le grand nombre de formations politiques (41).

Une autre thèse fait valoir que les "ndigueul périphériques" qui découlent de la situation actuelle et qui se révéleront "sans grande portée à terme", sont la résultante de la transformation de la mentalité et du comportement des électeurs. Leur maturité serait liée précisément, avance-t-on, au développement du multipartisme et des libertés, à l'émergence de la presse privée et au nouveau contexte installé par l'opposition qui aurait modifié les rapports entre le pouvoir et les chefs religieux.

De plus, la poussée de l'islamisme aurait eu également des effets bénéfiques sur la "conscience" des disciples de plus en plus confrontés à la misère ambiante.

En tout état de cause, symptomatiques de l'évolution, les déclarations sulfureuses de Serigne Modou Kara Mbacké auront eu le mérite de permettre de jauger les relations entre le spirituel et le temporel, d'évaluer les rapports de force entre les religieux, l'Etat et les hommes politiques de tous bords, et de tester enfin l'état de la démocratie sénégalaise. Elles auront aussi relancé le débat sur le rôle et la place des marabouts dans le débat politique, sur leurs rapports avec l'Etat et sur celle de la laïcité. Toute une problématique qui questionne la mission et la fonction de l'Etat dans un contexte moderne, mondialisé et débarrassé des scories d'un autre âge.

La laïcité de l'Etat

Pour ce qui concerne la laïcité, il n'y aurait pas péril en la demeure. Certains hommes politiques estiment que les "leaders religieux sont des citoyens comme les autres" et qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Voire?

Contrairement à une idée répandue, rappelle un historien, comme pour appuyer cette thèse, "la participation des marabouts n'est en rien contraire aux principes de la laïcité", d'autant, soutient-il, que les pays européens "ayant proclamé la laïcité dans leur loi fondamentale permettent à des partis politiques se réclamant de la démocratie chrétienne de mener des activités" sans que cela ne donne lieu à un débat métaphysique. Et d'observer qu'au Sénégal, "la laïcité fonctionne comme un paradoxe".

C'est que, souligne-t-il, le "substrat historique et culturel qui la fonde n'a aucun lien avec les réalités locales", il est inspiré de la tradition française. Dans le contexte du Sénégal qui est celui d'un islam confrérique, cette particularité devrait fonctionner et fonctionne comme une "garantie de laïcité".

La vieille complicité entre le temporel et le spirituel a été illustrée, dans les années 40, par Lamine Gueye, leader de la Section française de l'internationale ouvrière (SFIO), qui regrettait que les marabouts aient sur les masses sénégalaises une "emprise telle que les politiciens seront instrumentalisés", et qui avertissait que "ce serait une erreur de les mêler à la politique". Autant de préventions qui seront reprises, ironie de l'histoire, par Abdou Diouf, futur chef de l'Etat. Etudiant, il écrivait, dans son mémoire soutenu en 1959 à l'Ecole nationale d'administration d'outre-mer, que la "majorité des marabouts ignore la notion d'intérêt public; ce ne sont que des féodaux ne représentant absolument rien et ne vivant que pour la poursuite de leurs intérêts".

Perversion du système
ou immaturité des électeurs

En tous les cas, en analysant les déclarations de certains guides religieux et le rush qui s'opère vers eux, certains observateurs se sont demandé si ce n'était pas là l'expression d'une "perversion du système" ou l'expression de "l'immaturité des électeurs". La consigne de vote n'est-elle pas une "liberté confisquée au nom de valeurs trafiquées et outrageusement transformées en participations électorales"?

Un journaliste dont le journal a consacré un volumineux dossier aux "marabouts, affairistes et activistes à l'assaut des consciences" inspiré par l'affaire Kara Mbacké, constate que le "pays a mal à sa démocratie par la faute de sa classe politique, par celle des religieux recyclés dans l'affairisme économico-politique, des courtisans, larbins et autres clients qui peuplent les allées du pouvoir".

Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, note-t-il. Les "mêmes comportements chez les hommes politiques sénégalais sont à déplorer depuis longtemps: démagogie, utilisation de l'argent et achat des consciences pour entretenir une clientèle, course effrénée aux ndigueul, transhumance au gré des offres".

L'alerte est donnée. "Il est temps de concevoir la politique autrement", conseille un professeur d'université. Il appartient aux électeurs "d'éduquer les candidats en leur faisant comprendre qu'ils ne donnent plus leurs suffrages pour obéir à des consignes de vote émanant d'autorités religieuses qui n'ont aucune compétence en matière politique".

Mais, avertit-il, "la quasi-soumission de tous les candidats aux différentes hiérarchies religieuses laisse présager le maintien du statu quo. C'est-à- dire un parrainage de la politique par la religion. Le peu de rigueur actuellement perceptible va dégringoler si le futur président de la République est tenu en otage par tous ceux qui l'auront fabriqué, soit en participant financièrement à son élection soit en mobilisant en sa faveur les suffrages nécessaires à sa victoire. C'est tout cela qu'il faut changer".

Révélatrice du rapport de complicité- défiance-répulsion qu'entretiennent difficilement les guides religieux musulmans, l'Etat sénégalais et tous les acteurs politiques, il serait heureux, en cette pré- campagne où toutes les dérives sont possibles, que la profession de foi officiellement déclarée en faveur de la laïcité de l'Etat soit redéfinie et que des réponses idoines et rassurantes soient apportées.

END

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