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Burundi - Journalisme et conflits ethniques |
VIE SOCIALE
Conflits ethniques: un défi pour les journalistes de la région des Grands Lacs
La région des Grands Lacs traverse depuis dix ans une zone de turbulence politique dont on ne voit pas encore l’issue. La guerre en République démocratique du Congo (RDC) fait dire à certains analystes qu’il s’agit de la «première guerre mondiale africaine» par puissances étrangères interposées.
Au Rwanda, même si le général Paul Kagamé vient d’accéder enfin à la magistrature suprême, il a deux grands défis à relever: sortir la tête haute du bourbier congolais, dans lequel son armée est impliquée, officiellement pour casser définitivement les miliciens génocidaires interahamwe; puis calmer les rancœurs de ceux que le génocide de 1994 a marqués d’une manière indélébile.
Au Burundi, depuis le coup d’Etat de l’armée, en octobre 1993, la crise persiste malgré les diverses tentatives de résolution de ce conflit, qui a déjà coûté à la communauté internationale des millions et des millions de dollars. Les négociations actuelles de paix d’Arusha restent pour beaucoup l’ultime solution pour arriver à réconcilier les deux grandes ethnies, les Hutu et les Tutsi, qui s’entre-déchirent depuis l’indépendance, en 1962, pour le contrôle du pouvoir, source de l’avoir. La composition ethnique du Burundi étant quasiment la même que celle du Rwanda, les problèmes politiques sont ressentis presque de la même façon de part et d’autre de la frontière. Avec les deux guerres de libération au Congo ex-Zaïre, le Burundi et le Rwanda semblent avoir exporté leurs difficultés ethniques vers leur voisin, jusqu’à créer un sentiment anti-tutsi chez les populations congolaises. C’est dans cette géopolitique qu’évolue le journaliste burundais, rwandais et congolais.
Du monopartisme au multipartisme
Il y a dix ans, ces trois pays évoluaient encore dans le monopartisme. La mission officielle des médias était: informer, former et divertir dans l’esprit du Parti-Etat au pouvoir. On n’entendait parler des conflits ethniques que d’une façon lointaine, en Somalie ou au Libéria. Jamais le journaliste de la région des Grands Lacs n’imaginait que la barbarie allait devenir une réalité tout près de lui.
Les médias ont accompagné le processus démocratique, porteur des valeurs des droits de l’homme. La naissance et le foisonnement des journaux privés entre 1990 et 1996 au Burundi, au Rwanda et en RDC sont consécutifs à l’avènement de cette ère démocratique. Ainsi, par exemple, au Burundi, on est passé de 5 titres de journaux en 1992 à 39 titres en 1996. Cependant, certains ont vu dans le passage au multipartisme un danger susceptible d’accentuer les penchants ethniques dans les trois pays.
Au Burundi, cette peur s’est concrétisée pendant la campagne électorale de mai 1993, lorsque des leaders hutu ont soutenu ouvertement le candidat président Melchior Ndadaye, d’ethnie hutu, alors que les leaders tutsi soutenaient le président Pierre Buyoya, d’ethnie tutsi. De même, des slogans apparus lors de cette campagne n’étaient pas dénués de fond ethnique. Ainsi, on a pu lire sur certaines pancartes des militants de l’ancien parti unique Uprona: «Buyoya, le président qui décide — Ndadaye, le président qui décime — Sendegeya, le président qui dessine». Rappelons qu’à ce moment trois candidats étaient en lice pour le fauteuil présidentiel: le président en exercice, Pierre Buyoya, le président du Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu), Melchior Ndadaye, et un artiste, membre du parti pro-royaliste, le Parti pour la réconciliation du peuple (PRP), Pierre-Claver Sendegeya. Il est clair que des militants de l’ancien parti unique prêtaient déjà au candidat Melchior Ndadaye des intentions génocidaires, uniquement à cause de son appartenance ethnique.
Ces peurs ont été transposées jusqu’au niveau de l’armée, sollicitée par certains journaux pour jouer le rôle d’arbitre en cas de victoire des partisans du changement. C’est ce qui est arrivé dans la nuit du 21 octobre 1993, avec le coup d’Etat sanglant de l’armée, qui a coûté la vie au néo-président démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, et balayé les plus hautes autorités hutu du Burundi. A la même époque, une autre presse d’obédience hutu n’a pas manqué de dénoncer l’armée, pour s’être comportée non pas comme une armée nationale, mais comme une faction ethnique pro-tutsi.
Dans la presse publique, alors qu’officiellement les médias publics ont soutenu le candidat Buyoya, la défaite de celui-ci a été vécue comme un véritable coup de massue sur la tête des journalistes les plus zélés dans sa campagne. Pour plusieurs d’entre eux, la victoire de Melchior Ndadaye et de son parti est ressentie tout simplement comme celle d’une ethnie, les hutu, sur une autre, les tutsi. Mais cette presse publique ne va pas tarder à jouer le jeu de la loyauté, au moment où la presse privée se range selon l’appartenance ethnique de son rédacteur en chef.
C’est également à cette période qu’il faut situer la naissance de plusieurs journaux extrémistes: La Nation, La Balance, Le Républicain, L’Etoile pour le camp tutsi; Le Témoin Nyabusorongo, Le Miroir, L’Eclaireur pour le camp hutu. Ces titres de journaux ont rivalisé, entre 1994 et 1996, dans la haine ethnique, le mensonge, la calomnie, la manipulation et la virulence des propos, jusqu’à leur disqualification pour certains par le Conseil national de la communication, et à être taxé de «médias de la haine» par Reporters sans frontières
Jusqu’à l’absurde
La dérive ethnique des journalistes peut s’expliquer de plusieurs manières. Certains ont accepté de jouer le jeu malsain des leaders des partis politiques, par militantisme ou par corruption. D’autres sont tombés dans ce qu’il faut appeler «le ghetto ethnique». En effet, la crise politique qui frappe le Burundi depuis 1993 a été approfondie en 1994 par une certaine «purification ethnique» des quartiers de Bujumbura, la capitale. Des Tutsi d’une zone du sud comme Musaga pourchassent leurs voisins hutu, au moment où ces derniers font la même opération dans une autre zone comme Kamenge, où les Tutsi sont minoritaires.
Les rancœurs sont vécues dans les bistrots, le soir, et dans de petits groupes. Chacun est tenu de rester chez lui. Même les cimetières en 1994 sont séparés. Les Hutu de la capitale enterrent les leurs à Rusabagi, tandis que les Tutsi les enterrent à Mpanda pour éviter de se rencontrer en chemin. C’est l’absurde poussé jusqu’à son comble. Il n’y a peut-être plus que les Eglises qui tentent encore de rassembler socialement les ethnies, puisque même dans les écoles, des bagarres à caractère ethnique sont monnaie courante. Voilà dans quel environnement le journaliste burundais de Bujumbura a vécu entre 1994 et 1996.
Son collègue de l’intérieur du pays n’était pas mieux logé. Ainsi, des correspondants provinciaux de l’Agence burundaise de presse (ABP) sont contraints de permuter parce que certains travaillent dans une région «ethniquement» hostile. L’illustration la plus significative de cela est le bureau ABP de Bujumbura Rural, qui est obligé de se doter de deux correspondants, un Tutsi pour la région montagneuse du Mugamba, majoritairement tutsi, et un Hutu pour la région de l’Imbo, majoritairement hutu. Pourtant, un seul correspondant suffisait amplement pour couvrir cette province géographiquement peu étendue.
Même à la radio et à la télévision nationale, des auditeurs et des téléspectateurs ont souvent dit qu’ils pouvaient reconnaître l’appartenance ethnique d’un reporter. Globalement, les journalistes hutu auraient insisté surtout sur le coup d’Etat et les autorités hutu tuées, tandis que leurs collègues tutsi auraient davantage insisté sur les massacres des Tutsi qui ont suivi le putsch militaire. Enfin, la terminologie employée dans la presse aurait également trahi l’appartenance ethnique de l’un ou l’autre journaliste qui pourtant n’aurait pas voulu s’afficher. Ainsi les sinistrés de cette guerre civile burundaise sont appelés des «dispersés, regroupés, rapatriés» quand il s’agit des Hutu, tandis qu’il est question de «personnes déplacées» quand on parle des Tutsi.
L’autre phénomène vécu par les journalistes burundais durant la crise, c’est celui des pressions sociales, liées d’ailleurs à celui de «ghetto». Beaucoup de journalistes, au plus profond de la crise, ont eu des «visites» de voisins, de parents, de frères, de cousins, parfois de jeunes excités pour les féliciter pour tel reportage ou pour les «engueuler» pour tel commentaire. Les cas sont nombreux où ils ont même reçu des menaces de mort de la part de personnes qui voulaient que les hommes des médias les aident dans le combat politique et ethnique. La conséquence est que certains journalistes se sont effectivement lancés dans la bataille dans ce sens, tandis que les plus honnêtes, et les meilleurs, ont préféré quitter ce milieu pourri, pour se faire embaucher ailleurs.
Il est évident que les conflits armés dans la région des Grands Lacs se déroulent malheureusement sur un fond ethnique. C’est une situation qui entrave énormément le travail des journalistes, dans la mesure où ceux-ci peuvent vouloir s’identifier avec l’un ou l’autre belligérant. Comment dès lors parler d’objectivité? C’est un véritable défi. Même aujourd’hui, peut-on être certain que cette triste époque est complètement révolue? Il est vrai que le contexte a évolué. Mais les problèmes restent les mêmes, même si au Burundi et au Rwanda du moins, l’intensité de la crise a sans doute fortement diminué.
En tout état de cause, la crise ou le conflit, qu’il soit politique ou ethnique, ne doit en aucun cas justifier que les valeurs de paix, de droits de l’homme, de démocratie et de réconciliation ne soient pas prises en compte. Il n’est pas tolérable, quelles que soient les circonstances, que les médias fassent la propagande en faveur de la guerre, l’appel à la haine ethnique ou à la violence, ou fassent l’apologie du crime, comme cela s’est vu dans la région des Grands Lacs encore récemment. Au-delà de toutes ces considérations, le métier de journaliste dans cette région a tout de même encore de l’avenir, surtout lorsqu’il est pratiqué avec un sens élevé de responsabilité, dans le respect strict des règles de la déontologie, sans tomber dans le sentimentalisme partisan. Le métier de journaliste dans la région des Grands Lacs va encore rendre énormément de services à la société, en informant correctement, en formant à la citoyenneté et non à l’ethnicité, et en aidant la population pour qu’elle se donne pacifiquement les moyens de son épanouissement économique et social.
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