ANB-BIA SUPPLEMENT - ISSUE/EDITION Nr 337 - 01/01/1998

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ISSUE/EDITION Nr 337 - 01/01/1998

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Cameroun francophone

Le pouvoir judiciaire n'est qu'un mot

by Valentin Siméon Zinga, Cameroun, octobre 1997

THEME = JUSTICE

INTRODUCTION

Pour le moment, parler du "pouvoir" judiciaire est un abus de langage

Les magistrats sont nommés par le président de la République et ils sont tous assaillis par des groupes de pression, touchant aux domaines aussi variés que les finances, les ethnies, ou même le mystique. Ils résistent difficilement. Les populations, elles, sont démunies et font preuve d'une cruelle méconnaissance des lois. Parler du "pouvoir" judiciaire est un abus de langage.

C'est à la fois dans les textes qui l'instituent et l'organisent, dans la réalité de son fonctionnement quotidien et les chiffres qui l'entourent, que s'appréhende le mieux ce qu'est vraiment le pouvoir judiciaire au Cameroun.

La magistrature

La nomination à la fonction de magistrat est réglée par le décret présidentiel du 8 mars 1995, qui stipule que pour être magistrat, outre les conditions qu'impose le statut général de la fonction publique, il faut être titulaire:

- d'une maîtrise en droit d'une université ou d'un diplôme étranger jugé équivalent;

- du diplôme de l'Ecole nationale d'administration et de magistrature (ENAM), division judiciaire, section magistrature.

Les candidats admis au concours à l'ENAM qui, au bout des deux années de formation requises, n'ont pas obtenu de diplôme, sont considérés comme des attachés de justice, et peuvent être intégrés dans la magistrature à l'issue d'un stage.

A défaut d'être diplômés de l'ENAM, les candidats à l'intégration dans la magistrature doivent justifier d'une expérience professionnelle de cinq ans, postérieure à la maîtrise en droit, en qualité d'avocat, de professeur agrégé des facultés de droit, de chargé de cours à la faculté de droit, de huissier de justice, greffier ou notaire. Dans tous les cas, ces magistrats sont nommés par le chef de l'Etat considéré comme garant de l'indépendance de la magistrature. Les magistrats ainsi nommés ne sont astreints à aucune formation ultérieure. Ils peuvent toutefois être sélectionnés de façon discrétionnaire par le ministre de la Justice, pour aller faire des stages qui, selon des magistrats, consistent en des moments d'échange d'expériences avec des confrères d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit, le magistrat est un fonctionnaire nommé par le président de la République sous le joug duquel il se trouve de fait. Une situation qui ne correspond pas aux principes de la Constitution qui, elle, consacre l'indépendance des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Son statut de fonctionnaire fait que le juge camerounais ne peut caresser que le rêve de son inamovibilité. Par la pratique des affectations d'un lieu de travail à un autre, on peut très bien réussir, de manière plus ou moins subtile, à le dessaisir d'une "affaire".

Où qu'il se trouve appelé à travailler, le juge est soumis à la grille de rémunération de la fonction publique. En 1993, dans le cadre d'un plan d'ajustement structurel, les magistrats avaient, comme tous les autres fonctionnaires, subi une baisse drastique des traitements, de l'ordre de 65%. Mais le 22 janvier 1997, un décret du président de la République est venu améliorer considérablement les conditions de vie du magistrat en lui accordant des avantages appréciables. C'est ainsi qu'une indemnité spéciale de fonction est allouée aux magistrats en plus de leur traitement de base. Elle varie de 30.000 FCFA à 130.000 FCFA par mois, selon qu'on passe des simples tribunaux à la Cour suprême. Le même texte accorde aux magistrats la gratuité du logement. Et ceux d'entre eux qui ne bénéficient pas d'un logement de fonction, reçoivent une indemnité conséquente, dont le taux mensuel est compris entre 50.000 et 200.000 FCFA. A quoi il faut ajouter la prise en charge par le trésor public, à des taux fixes, des frais de téléphone, d'eau et d'électricité à domicile .

Dans la série des mesures prises par le chef de l'Etat, celles appliquées au président de la Cour suprême et au procureur général étaient spectaculaires. Le traitement mensuel de ces deux magistrats était quasiment multiplié par 10. (Actuellement ils gagnent respectivement 1.150.000 FCFA et 1.050.000 FCFA ). Tous deux ont en outre droit à un secrétariat particulier, une voiture de fonction, une escorte et une garde, un hôtel particulier (dont les frais de fonctionnement s'élèvent à 750.000 FCFA par trimestre) avec un véhicule y afférent, et trois domestiques. L'Etat y pourvoit comme aussi à leurs frais de téléphone, d'électricité et d'eau à domicile, ainsi qu'à leur carburant et lubrifiant, selon des plafonds mensuels définis.

Les deux décrets du chef de l'Etat ont été salués chaleureusement par les magistrats. Mais ils ont suscité des réactions très virulentes de la part d'une partie de l'opinion et de la presse indépendante. Beaucoup se sont étonnés du moment choisi pour leur publication, quelques mois avant des élections législatives qui s'annonçaient difficiles pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), au pouvoir.

On a soupçonné Paul Biya de vouloir amadouer les magistrats, et notamment ceux de la Cour suprême, qui, selon un article de la Constitution, non encore appliqué, doit agir comme Conseil constitutionnel et tiendra une place importante dans le processus électoral, puisqu'elle s'occupe du contentieux électoral, proclame les résultats, ou peut même annuler les élections en partie ou dans leur ensemble. Malgré toutes les fraudes du pouvoir, dénoncées par l'opposition à l'occasion du scrutin des 17 et 18 mai, seules trois circonscriptions sur 74 virent l'élection annulée, ce qui conforta les critiques dans leur analyse.

Le ministère public

Une autre catégorie de magistrats est en service au parquet. Ils suivent la même formation que leurs collègues du siège. La tendance générale est que les magistrats commencent leur carrière au parquet.

Bénéficiant des mêmes avantages matériels prévus par les textes que les magistrats du siège, ceux du parquet envient quand même les premiers du fait que, dans leur fonction juridictionnelle, ils ne relèvent que de la loi et de leur conscience. Par contre, le magistrat du parquet est subordonné aux instructions d'une hiérarchie, qui va du chef de l'Etat au substitut du procureur, en passant par le ministre de la Justice, les procureurs généraux et le procureur de la République. Ce qui fait dire à certains que "leurs actions s'intègrent dans le processus socio-économique et politique du temps".

Une formule pudique qui met en cause l'indépendance des magistrats du parquet dont les prestations sont dictées par des supérieurs, eux-mêmes pris en tenaille par des contraintes politiques, religieuses ou ethniques. Ces considérations sont également applicables à la police qui prépare l'instruction que doit ouvrir le magistrat du parquet, d'autant que les agents de la police sont nommés par l'exécutif et qu'ils sont soucieux de soigner au mieux leur carrière.

Garantie d'un vrai "pouvoir" judiciaire ?

Parmi les garanties contre les arrestations arbitraires couramment citées, on note:

- le contrôle de la garde à vue (dont la durée est de 24 heures et renouvelable deux fois) qu'exerce le procureur de la République ou son substitut;

- la possibilité laissée aux justiciables de contourner l'éventuel classement d'une affaire par le ministère public, en usant d'une action judiciaire par le biais d'une citation directe, après avoir saisi un huissier de justice.

Dans tous les cas, le justiciable a généralement besoin de l'aide d'un avocat qu'il se choisit librement, contre une rémunération pour son conseil, ainsi que le prévoit la loi du 15 juillet 1987.

Cependant, les obstacles à l'affirmation d'un "pouvoir judiciaire" sont nombreux. Il y a d'abord le piège originel de l'omniprésence tutélaire de l'exécutif dans la vie des magistrats. Ces derniers, pris dans la nasse des considérations matérielles, sont en outre vulnérables face aux assauts des lobbies financiers, aux pressions ethniques ou religieuses. Les magistrats eux- mêmes confessent leur difficulté à échapper au poids de ces divers facteurs. Mais il y a plus: "même quand le magistrat n'a plus les mains liées, il se croit toujours traqué par le pouvoir", avoue un juge qui signale la difficulté qu'éprouvent les magistrats à se libérer mentalement. Dans ces conditions, "l'indépendance devient une quête permanente", confesse un autre.

Autre obstacle: le coût de la justice, prohibitif pour une bonne frange de la population. Dans son livre La démocratie de transit au Cameroun, le prof. Eboussi Boulaga évalue à 100.000 FCFA en moyenne le coût d'une procédure, à 150.000 FCFA l'expertise, et à 18.000 FCFA les taxes diverses. Ce qui, selon lui, équivaut à dix fois le revenu moyen par habitant. Il faut en outre prévoir 300.000 FCFA au bas mot pour les services d'un avocat.

Le notaire lui, ne demande pas moins de 50.000 FCFA. Et il remarque fort justement que: "l'accès à une telle justice est le privilège des hommes d'affaires, des chefs d'entreprise, des commerçants, ou de certains professionnels du droit". Si on ajoute à tout cela, le manque de culture, la méconnaissance générale des textes de la loi (qui prévoit une assistance juridique aux démunis), alors il ne reste plus qu'à s'attaquer à tous ces problèmes pour espérer qu'un véritable "pouvoir judiciaire" voit le jour au Cameroun.

END

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