Text:
http://www.liberation.fr/quotidien/semaine/981128same.html
L'Afrique aux Africains... en armes
Dans de nombreux pays, la violence est l'ultime recours.
Par STEPHEN SMITH
Le samedi 28 et dimanche 29 novembre 1998
«Jamais l'Afrique n'a
été autant affligée par
la guerre et la misère
qu'aujourd'hui.»
Kofi Annan,
secrétaire général de
l'ONU
ui-même africain, Kofi Annan a résumé hier la situation du continent en une
seule phrase. «Jamais l'Afrique n'a été autant
affligée par la guerre et la misère qu'aujourd'hui.» Un coup d'œil sur la carte
suffit pour le constater : sur toute la «diagonale du fou», de l'Erythrée
jusqu'en Angola en passant par le Congo-Kinshasa, le
continent est en guerre, sans parler des conflits en Algérie, en Guinée-Bissau,
en Sierra Leone ou en Somalie. Et comme l'a constaté
Laurent Fabius cette semaine devant les parlementaires africains, «si le PNB par
pays a progressé, le revenu par habitant, lui, a
diminué». Au point que, dans plus de la moitié des Etats de l'Afrique
subsaharienne, l'on vit aujourd'hui moins bien qu'il y a vingt ans. Enfin, quand
on sait qu'au sud du Sahara la moitié des enfants ne vont plus à
l'école et que l'espérance de vie y a reculé d'une dizaine d'années du seul fait
du sida, comment s'étonner que l'Afrique cède par moments
au désespoir ?
Depuis cinquante ans, l'Afrique est le continent ayant connu le plus grand
nombre de guerres. Ce n'est donc pas nouveau. En revanche,
depuis la chute du mur de Berlin, ces conflits auparavant «surdéterminés» par la
guerre froide ne sont plus canalisés par des
puissances extérieures. Ce désengagement tutélaire a permis l'émergence de
puissances régionales sur le continent, souvent en
situation de rivalité. Si le Nigeria dicte sa loi en Afrique de l'Ouest,
l'Ethiopie et l'Erythrée s'affrontent dans la Corne de l'Afrique, la
prétention hégémonique de l'Ouganda à l'est n'est pas acceptée et l'Afrique du
Sud doit composer avec le Zimbabwe et l'Angola dans
l'hémisphère Sud. Ce n'est pas un hasard si les guerres interétatiques - plutôt
que des «guerres ethniques» - ne cessent de se multiplier,
même si des ethnies à cheval sur des frontières contribuent à régionaliser des
affrontements. Les Hutus et les Tutsis ont d'autant
mieux réussi à exporter leurs problèmes que leur conflit a provoqué des exodes,
autre fléau d'un continent sur lequel errent six millions de réfugiés et quinze
millions de «déplacés».
Rigueur imposée. «Ce qui se passe à l'intérieur des Etats africains conditionne
ce qui se passe à leurs frontières», a expliqué hier Kofi
Annan. Le rappel est utile. La guerre en Afrique est une alternative - une
«option de sortie», dans le jargon des chercheurs - à une
économie de paix qui ne nourrit plus. Pour les pauvres, la kalachnikov est le
meilleur moyen de production. D'autant que l'Etat, astreint à la rigueur que lui
imposent les bailleurs de fonds occidentaux, n'assure
plus sa fonction de redistribution. L'assiette fiscale est creuse. Réduit à un
budget de fonctionnement ne suffisant même plus à la paie
régulière des fonctionnaires, l'Etat se retire des écoles, des hôpitaux, des
transports publics... «La défaillance des pouvoirs publics laisse
le pays à l'abandon, le champ ouvert aux désordres, aux violences qui
désintègrent le corps social, l'Etat et la nation», a
constaté hier Jacques Chirac. Même au Sénégal, les parents se cotisent pour
rémunérer les enseignants. Or, au Sénégal, il existe au
moins un degré appréciable de liberté.
Maux complexes. Dans beaucoup de pays, l'échec des transitions démocratiques
fait de la violence l'ultime recours. A force d'élections truquées et de
constitutions triturées, les autocrates se maintiennent au pouvoir. Leurs
opposants, souvent incapables et parfois corrompus,
n'incarnent aucun espoir. L'alternance reste l'exception. Il faut se souvenir de
la vague d'espoir qu'avait suscitée en Afrique, il y a
dix-huit mois, la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, le «tombeur de
Mobutu». Au printemps 1997, la fin justifiant les
moyens, sa lutte armée et l'ingérence des pays voisins n'étaient pas perçues
comme un problème. «Trop de nos leaders ne connaissent
que la loi du plus fort, s'est plaint Kofi Annan. Ils sont égoïstes et
instrumentalisent notre diversité ethnique et religieuse pour
semer la haine.» Ces mots sont simples, les maux complexes.
L'Afrique aux Africains... en armes ? La forclusion du politique sur un
continent où les sociétés civiles ne servent qu'à fournir des
victimes n'est guère annonciatrice d'une «renaissance africaine». En Europe, au
cours des siècles, l'Etat a fait la guerre et la guerre a fait l'Etat. Or, si la
mondialisation a un sens, cette histoire ne se répétera pas en Afrique. Chacun à
sa façon, Kofi Annan et Jacques Chirac ont
rappelé hier que la communauté internationale ne peut admettre que tout un
continent se transforme en champ de bataille.